Jules Verne

Son inquiétude devint telle qu'il finit par s'en ouvrir à Serge Ladko.

«Un chaland est-il capable d'aller jusqu'à la mer? demanda-t-il.

--Oui, répondit le pilote. Cela arrive rarement, mais ça se voit cependant.

--Vous en avez conduit vous-même?

--Quelquefois.

--Comment font-ils pour décharger leur cargaison?

--En s'abritant dans une des criques qui existent au delà des bouches, et où des vapeurs viennent les trouver.

--Les bouches, dites-vous. Il y en a plusieurs, en effet.

--Il y a deux branches principales, répondit Serge Ladko. L'une, au Nord, celle de Kilia; l'autre, plus au Sud, celle de Sulina. Cette dernière est la plus importante.

--Cela ne peut-il être pour nous une cause d'erreur? s'enquit Karl Dragoch.

--Non, affirma le pilote. Des gens qui se cachent ne passent pas par Sulina. Nous prendrons le bras du Nord.

Karl Dragoch ne fut qu'à demi rassuré par cette réponse. Pendant que l'on suivrait une route, la bande pouvait parfaitement s'échapper par l'autre. Mais que faire contre cette éventualité, sinon s'en remettre à la chance, puisqu'on ne possédait pas le moyen de surveiller à la fois toutes les bouches du fleuve? Comme s'il eût deviné sa pensée, Serge Ladko compléta son explication de cette manière rassurante:

--D'ailleurs, au delà de la bouche de Kilia, il existe une anse, dans laquelle un chaland peut procéder à un transbordement. Par la bouche de Sulina, il lui faudrait au contraire décharger dans le port de ce nom, qui est situé au bord même de la mer. Quant au bras Saint-Georges, qui coule plus au Sud, il est à peine navigable, bien qu'il soit le plus important au point de vue de la largeur. Aucune erreur n'est donc à craindre.»

Dans la matinée du 14 octobre, le quatrième jour après le départ de Roustchouk, la barge parvint enfin au delta du Danube.

Laissant sur la droite le bras de Sulina, elle s'engagea franchement dans celui de Kilia. A midi, on passait devant Ismaïl, dernière ville de quelque importance que l'on dût rencontrer. Dès les premières heures du lendemain, on déboucherait dans la mer Noire.

Aurait-on rejoint auparavant le chaland de Striga? Rien n'autorisait à le croire. Depuis qu'on avait abandonné le bras principal, la solitude du fleuve était devenue complète. Si loin que s'étendit le regard, plus une voile, plus un panache de fumée. Karl Dragoch était dévoré d'inquiétude.

Quant à Serge Ladko, s'il était inquiet, il n'en laissait rien paraître. Toujours courbé sur l'aviron, il poussait inlassablement la barge de l'avant, attentif à suivre le chenal que seule une longue pratique lui permettait de reconnaître entre les rives basses et marécageuses.

Son courage obstiné devait avoir sa récompense. Dans l'après-midi de ce même jour, vers cinq heures, un chaland apparut enfin, mouillé à une douzaine de kilomètres au-dessous de la ville forte de Kilia. Serge Ladko, arrêtant le mouvement de son aviron, saisit une longue-vue et examina attentivement ce chaland.

« C'est lui!... dit-il d'une voix étouffée en laissant retomber l'instrument.

--Vous en êtes sûr?

--Sûr, affirma Serge Ladko. J'ai reconnu Yacoub Ogul, un habile pilote de Roustchouk, âme damnée de Striga, dont il conduit certainement le bateau.

--Qu'allons-nous faire? demanda Karl Dragoch.

Serge Ladko ne répondit pas sur-le-champ. Il réfléchissait. Le détective reprit:

--Il faut revenir en arrière jusqu'à Kilia et au besoin jusqu'à Ismaïl. La, nous nous procurerons du renfort.

Le pilote hocha négativement la tête.

--Remonter jusqu'à Ismaïl, en refoulant le courant, ou seulement jusqu'à Kilia, dit-il, cela demanderait trop de temps. Le chaland prendrait de l'avance, et, en mer, on ne pourrait plus le retrouver. Non, restons ici et attendons la nuit. J'ai une idée. Si je ne réussis pas, nous suivrons le chaland de loin, et, quand nous connaîtrons son lieu de relâche, nous irons chercher de l'aide à Sulina.

A huit heures, l'obscurité devenue complète, Serge Ladko laissa dériver la barge Jusqu'à deux cents mètres du chaland.