Jules Verne

--Mauviette!.. ricana Titcha. Enfin, sortons, si le coeur t'en dit.

Le patron appelé et payé, les deux compagnons se retrouvèrent sur la place. Ce changement ne parut pas favorable à Titcha. A peine à l'air libre, son ivresse s'aggrava notablement. Dragoch eut peur d'avoir forcé la dose.

--Dis donc, demanda-t-il en montrant l'aval, ce Ladko?...

--Quel Ladko?

--Le pilote. C'est par là qu'il demeurait?

--Non.

Karl Dragoch se tourna du côté de la ville.

--Par la?

--Non plus

--Par là, alors? interrogea Dragoch en indiquant l'amont.

--Oui, balbutia Titcha.

Le détective entraîna son compagnon. Celui-ci titubait et se laissait conduire en mâchonnant des propos incohérents quand, après cinq minutes de marche, il s'arrêta brusquement, s'efforçant de reprendre son aplomb.

--Qu'est-ce qu'il disait donc, Striga, bégayait-il, que Ladko était mort?

--Eh bien?

--Il n'est pas mort, puisqu'il y a quelqu'un chez lui.

Et Titcha montrait, à quelques pas, des raies de lumière filtrant à travers les volets d'une fenêtre et striant la chaussée. Dragoch se hâta vers cette fenêtre. Par une fente des volets, Titcha et lui regardèrent dans la maison.

Ils aperçurent une salle de proportions modestes, mais assez confortablement meublée. Le désordre des meubles et la couche épaisse de poussière qui les recouvrait incitaient à croire que cette salle avait été le théâtre, depuis longtemps abandonné, de quelque scène de violence. Le centre en était occupé par une grande table, sur laquelle était accoudé un homme, qui semblait réfléchir profondément. La contraction de ses doigts à demi disparus dans les cheveux en désordre exprimait éloquemment le trouble douloureux de son âme. Des yeux de cet homme, de grosses larmes coulaient.

Ainsi qu'il s'y attendait, Karl Dragoch reconnut son compagnon de voyage. Mais il ne fut pas seul à reconnaître le désespéré songeur.

--C'est lui!... murmura Titcha en faisant d'énergiques efforts pour chasser son ivresse.

--Lui?...

--Ladko.

Titcha se passa la main sur le visage et parvint à retrouver un peu de sang-froid.

--Il n'est pas mort, la canaille... dit-il entre ses dents. Mais il n'en vaut guère mieux... Les Turcs me payeront sa peau plus cher qu'elle ne vaut... C'est Striga qui sera content!.. Ne bouge pas d'ici, camarade, dit-il en s'adressant à Karl Dragoch. S'il veut sortir, assomme-le!.. Appelle à l'aide au besoin... Moi, je vais chercher la police...

Sans attendre de réponse, Titcha s'éloigna en courant. A peine s'il faisait encore quelques zigzags. L'émotion lui avait rendu son équilibre.

Dès qu'il fut seul, le détective entra dans la maison.

Serge Ladko ne fit pas un mouvement. Karl Dragoch lui mit la main sur l'épaule.

Le malheureux releva la tête. Mais sa pensée restait absente, et son regard vague montrait qu'il ne reconnaissait pas son passager. Celui-ci ne prononça qu'un mot:

«Natcha!...

Serge Ladko se redressa avec violence. Ses yeux flambaient, interrogateurs, rivés sur ceux de Karl Dragoch.

--Suivez-moi, dit le détective, et hâtons-nous.»

XVII

A LA NAGE

La barge volait sur les eaux. Ivre, exalté, en proie à une sorte de rage, Serge Ladko, plus furieusement que jamais, pesait sur l'aviron. Affranchi des lois communes par la violence de son désir, à peine s'il s'accordait, chaque nuit, quelques instants de repos. Il tombait alors, assommé, dans un sommeil de plomb, dont il s'éveillait soudainement, comme appelé par un coup de cloche, deux heures plus tard, pour reprendre aussitôt son effrayant labeur.

Témoin de cette poursuite acharnée, Karl Dragoch admirait qu'un organisme humain pût être doué d'une telle force de résistance. C'était un homme, cependant, qui lui donnait ce prodigieux spectacle, mais un homme qui puisait une énergie surhumaine dans le plus affreux désespoir.

Soucieux d'épargner au malheureux pilote la plus légère distraction, le détective s'appliquait à ne pas rompre le silence. Tout ce qu'il était essentiel de dire, on l'avait dit au départ de Roustchouk.