Jules Verne

--Un frère.

--Oui.

--Un luron, un gars d'attaque.

--Oui.

Titcha chercha des yeux les bouteilles.

--Un coup de genièvre? proposa-t-il.

--Il n'y en a plus, répondit Dragoch.

Estimant l'adversaire à point, et redoutant de le voir tomber ivre-mort, le détective s'était arrangé pour répandre sur le sol une bonne partie des flacons. Mais cela ne faisait pas l'affaire de Titcha qui, en apprenant l'épuisement du genièvre, fit une grimace désolée.

--Du racki, alors? implora-t-il.

--Voilà, consentit Karl Dragoch en avançant sur la table la bouteille qui contenait encore quelques gouttes de liqueur. Mais attention, camarade!... Il ne faudrait pas nous griser.

--Moi!... protesta Titcha, qui s'adjugea le fond de la bouteille. Je le voudrais que je ne pourrais pas!

--Nous disions donc que Ladko?... suggéra Dragoch reprenant patiemment sa marche tortueuse vers le but.

--Ladko?... répéta Titcha qui ne savait plus de quoi il s'agissait.

--Pourquoi ne faut-il pas le nommer?

Titcha eut un rire aviné.

--Ça t'intrigue, ça, mon fils!... C'est qu'ici Ladko se prononce Striga, voilà tout.

--Striga?... répéta Dragoch qui ne comprenait pas. Pourquoi Striga?...

--Parce que c'est son nom, à cet enfant... Ainsi, toi, tu t'appelles... Au fait! comment t'appelles-tu?...

--Raynold.

--C'est ça... Raynold... Eh bien! Je t'appelle Raynold... Lui, il s'appelle Striga... C'est clair.

--A Gran, cependant... insista Dragoch.

--Oh! interrompit Titcha, à Gran, c'était Ladko... Mais, à Roustchouk, c'est Striga.

Il cligna de l'oeil d'un air malin.

--Comme ça, tu comprends, ni vu, ni connu.

Qu'un malfaiteur s'affuble d'un nom d'emprunt quand il accomplit ses méfaits, cela n'est pas pour étonner un policier, mais pourquoi ce nom de Ladko, ce même nom dont était signé le portrait trouvé dans la barge?

--Il existe bien un Ladko pourtant, s'écria avec impatience Dragoch formulant ainsi la conclusion de sa pensée.

--Parbleu! fit Titcha. C'est même le plus beau de l'affaire.

--Qu'est-ce que c'est que ce Ladko?

--Une canaille, affirma énergiquement Titcha.

--Qu'est-ce qu'il t'a fait?

--A moi?... Rien... A Striga...

--Qu'est-ce qu'il a fait à Striga?.

--Il lui a soufflé la femme... la belle Natcha.

Natcha! ce même prénom qui figurait sur le portrait. Dragoch, assuré d'être sur la bonne piste, écoutait avidement Titcha qui poursuivait sans se faire prier:

--Depuis, ils ne sont pas amis, tu penses!... C'est pour ça que Striga a pris son nom. C'est un malin, Striga.

--Tout cela, objecta Dragoch, ne me dit pas pourquoi il ne faut pas prononcer le nom de Ladko.

--Parce qu'il est malsain, expliqua Titcha... A Gran... et ailleurs, tu sais qui il désigne... Ici, c'est celui d'une espèce de pilote qui s'est mis contre le-gouvernement... Il conspire, l'imbécile... Et les rues sont pleines de Turcs à Roustchouk!

--Qu'est-il devenu? demanda Dragoch.

Titcha fit un geste d'ignorance.

--Il a disparu, répondit-il. Striga dit qu'il est mort.

--Mort!

--Et ça doit être vrai, puisque Striga a la femme maintenant.

--Quelle femme?

--Eh! la belle Natcha... Après le nom, la femme... Pas contente, la colombe!... Mais Striga la tient bien à bord du chaland.

Tout s'éclaircissait pour Dragoch. Ce n'est pas en compagnie d'un vulgaire malfaiteur qu'il avait passé de si longs jours, mais avec un patriote exilé. Quelle ne devait pas être en ce moment la douleur du malheureux, n'arrivant enfin chez lui après tant d'efforts, que pour trouver sa maison vide!... Il fallait courir à son aide... Quant à la bande du Danube, Dragoch, renseigné désormais, n'aurait aucune peine à mettre ensuite la main sur elle.

--Il fait chaud!... soupira-t-il en faisant semblant d'être vaincu par l'ivresse.

--Très chaud, approuva Titcha.

--C'est le racki, balbutia Dragoch.

Titcha abattit son poing sur la table.

--Tu n'as pas la tête solide, l'enfant!.. railla-t-il lourdement. Moi... tu vois... Prêt à recommencer.

--Je ne peux pas lutter, reconnut Dragoch.