Jules Verne

Il n'y avait pas perdu son temps. Qui aurait reconnu le policier, à la silhouette énergique et sèche, dans ce balourd aux pesantes allures, merveilleuse copie d'un paysan hongrois?

Le détective prit terre à son tour et, suivant le pilote à la piste, partit en chasse une fois de plus.

XVI

LA MAISON VIDE

En cinq minutes Serge Ladko et Karl Dragoch eurent atteint les maisons.

Roustchouk ne possédant, à cette époque, malgré son importance commerciale, aucun éclairage public, il leur eût été difficile, s'ils en avaient eu le désir, de se faire une idée de la ville irrégulièrement groupée autour d'un vaste débarcadère, sur la périphérie duquel se tassaient des échoppes assez délabrées, à usage d'entrepôts ou de cabarets. Mais, en vérité, ils n'y songeaient guère. Le premier marchait d'un pas rapide, les yeux fixés devant lui, comme s'il eût été attiré par un but étincelant dans la nuit. Quant au second, il mettait tant d'attention à suivre le pilote, qu'il ne vit même pas deux hommes, qui débouchaient d'une ruelle au moment où il la traversait.

Dès qu'ils furent sur le chemin longeant le fleuve, ces deux hommes se séparèrent. L'un s'éloigna à droite, vers l'aval.

«Bonsoir, dit-il en bulgare.

--Bonsoir,» répondit l'autre, qui, tournant à gauche, emboîta le pas à Karl Dragoch.

Au son de cette voix, celui-ci avait tressailli. Une seconde, il hésita, en ralentissant instinctivement sa marche, puis, abandonnant sa poursuite, il s'arrêta soudain et fit volte-face.

Tout un ensemble de dons naturels ou acquis est nécessaire au policier qui a l'ambition de ne pas croupir dans les bas emplois de sa profession. Mais, la plus précieuse des multiples qualités qu'il doit posséder, c'est une parfaite mémoire de l'oeil et de l'oreille.

Karl Dragoch possédait cet avantage au plus haut degré. Ses nerfs auditifs et visuels constituaient de véritables appareils enregistreurs, et leurs sensations lumineuses ou sonores, il ne les oubliait jamais, quelle que fût la longueur du temps écoulé. Après des mois, après des années, il reconnaissait du premier coup un visage à peine aperçu, la voix qui, une seule fois, avait fait vibrer son tympan.

Il en était précisément ainsi pour l'une de celles qu'il venait d'entendre, et, dans la circonstance présente, il n'y avait pas si longtemps qu'il s'était trouvé en face du propriétaire, pour qu'une erreur fût à redouter. Cette voix, qui, dans la clairière, au pied du mont Pilis, avait résonné à son oreille, c'était le fil conducteur vainement cherché jusqu'ici. Pour ingénieuses qu'elles pussent paraître, ses déductions relatives à son compagnon de voyage n'étaient en somme que des hypothèses. La voix, au contraire, lui apportait enfin une certitude. Entre le probable et le certain, l'hésitation était impossible, et c'est pourquoi le détective, abandonnant sa filature, s'était lancé sur une nouvelle piste.

«Bonsoir, Titcha, prononça en allemand Karl Dragoch lorsque l'homme fut arrivé à proximité.

Celui-ci s'arrêta, cherchant à percer l'obscurité de la nuit.

--Qui me parle? interrogeait-il.

--Moi, répondit Dragoch.

--Qui ça, vous?

--Max Raynold.

--Connais pas.

--Mais je vous connais, moi, puisque je vous ai appelé par votre nom.

--C'est juste, reconnut Titcha. Il faut même que vous ayez de bons yeux, camarade.

--Ils sont excellents, en effet.

Le dialogue fut interrompu un instant.

--Que me voulez-vous? reprit Titcha.

--Vous parler, déclara Dragoch, à vous et à un autre. Je ne suis à Roustchouk que pour ça.

--Vous n'êtes donc pas d'ici?

--Non. Je suis arrivé aujourd'hui.

--Joli moment que vous avez choisi, ricana Titcha, qui faisait sans doute allusion à l'anarchie actuelle de la Bulgarie.

Dragoch, ayant esquissé un geste d'indifférence, ajouta:

--Je suis de Gran.

Titcha garda le silence.

--Vous ne connaissez pas Gran? insista Dragoch.

--Non.

--C'est étonnant, après en être venu si près.

--Si près?... répéta Titcha. Où prenez vous que je sois allé près de Gran?

--Parbleu! dit en riant Karl Dragoch, elle n'en est pas si loin, la villa Hagueneau.