Jules Verne

Un certain nombre de chaloupes à vapeur, de torpilleurs même, voire de canonnières, battant pavillon ottoman, le sillonnaient en effet. En prévision de la guerre qui allait, moins d'un an plus tard, éclater avec la Russie, la Turquie commençait déjà à surveiller le Danube, qu'elle devait peupler ensuite d'une véritable flottille.

Risque pour risque, le pilote préférait se tenir à distance de ces navires turcs, dût-il pour cela se jeter dans les griffes des autorités roumaines, contre lesquelles M. Jaeger serait peut-être capable de le protéger, comme il l'avait fait à Orsova.

L'occasion ne se présenta pas de mettre à une nouvelle épreuve le pouvoir du passager; aucun incident ne troubla cette dernière partie du voyage, et, le 10 octobre, vers quatre heures de l'après-midi, la barge parvenait enfin à la hauteur de Roustchouk, que l'on distinguait confusément sur l'autre rive. Le pilote gagna alors le milieu du fleuve, puis, arrêtant pour la première fois depuis tant de jours le mouvement de son aviron, il laissa tomber le grappin par le fond.

«Qu'y a-t-il? demanda Karl Dragoch surpris.

--Je suis arrivé, répondit laconiquement Serge Ladko.

--Arrivé?... Nous ne sommes pas encore à la mer Noire, cependant.

--Je vous ai trompé, monsieur Jaeger, déclara sans ambages Serge Ladko. Je n'ai jamais eu l'intention d'aller jusqu'à la mer Noire.

--Bah! fit le détective dont l'attention s'éveilla.

--Non. Je suis parti dans l'idée de m'arrêter à Roustchouk. Nous y sommes.

--Où prenez-vous Roustchouk?

--Là, répondit le pilote, en montrant les maisons de la ville lointaine.

--Pourquoi, dans ce cas, n'y allons-nous pas?

--Parce qu'il me faut attendre la nuit. Je suis traqué, poursuivi. Dans le jour, je risquerais de me faire arrêter au premier pas.

Voilà qui devenait intéressant. Les soupçons primitivement conçus par Dragoch étaient-ils donc justifiés?

--Comme à Semlin, murmura-t-il à demi-voix.

--Comme à Semlin, approuva Serge Ladko sans s'émouvoir, mais pas pour les mêmes causes. Je suis un honnête homme, monsieur Jaeger.

--Je n'en doute pas, monsieur Brusch, bien qu'elles soient rarement bonnes, les raisons que l'on a de redouter une arrestation.

--Les miennes le sont, monsieur Jaeger, affirma froidement Serge Ladko. Excusez-moi de ne pas vous les révéler. Je me suis juré à moi-même de garder mon secret. Je le garderai.

Karl Dragoch acquiesça d'un geste qui exprimait la plus parfaite indifférence. Le pilote reprit:

--Je conçois, monsieur Jaeger, que vous ne soyez pas désireux d'être mêlé à mes affaires. Si vous le voulez, je vous déposerai en terre roumaine. Vous éviterez ainsi les dangers auxquels je peux être exposé.

--Combien de temps comptez-vous rester à Roustchouk? demanda Karl Dragoch sans répondre directement.

--Je ne sais, dit Serge Ladko. Si les choses tournent à mon gré, je serai revenu à bord avant le jour et, dans ce cas, je ne serai pas seul. S'il en est autrement, j'ignore ce que je ferai.

--Je vous suivrai jusqu'au bout, monsieur Brusch, déclara sans hésiter Karl Dragoch.

--A votre aise!» conclut Serge Ladko qui n'ajouta pas une parole.

A la nuit tombante, il reprit l'aviron et s'approcha de la rive bulgare. L'obscurité était complète quand il y accosta, un peu en aval des dernières maisons de la ville.

Tout son être tendu vers le but, Serge Ladko agissait à la manière d'un somnambule. Ses gestes nets et précis faisaient sans hésitation ce qu'il fallait faire, ce qu'il lui eût été impossible de ne pas faire. Aveugle pour tout ce qui l'entourait, il ne vit pas son compagnon disparaître dans la cabine dès que le grappin eut été ramené à bord. Le monde extérieur avait perdu pour lui toute réalité. Son rêve seul existait. Et, ce rêve, c'était, tout illuminée de soleil, en dépit de la nuit, sa maison et, dans sa maison, Natcha!... En dehors de Natcha, il n'était plus rien sous le ciel.

Dès que l'étrave de la barge eut touché la rive, il sauta à terre, fixa solidement son amarre et s'éloigna d'un pas rapide.

Aussitôt, Karl Dragoch sortit de la cabine.