Jules Verne

Ses cheveux noirs pâlissaient de jour en jour, et sa barbe blonde commençait à atteindre une longueur respectable.

Il eût été naturel que Karl Dragoch manifestât quelque étonnement d'une pareille transformation. Celui-ci ne disait rien pourtant. Décidé à suivre jusqu'au bout la voie dans laquelle il s'était engagé, il avait pris le parti de ne rien voir de ce qui pouvait être gênant.

Au moment où il s'était trouvé face à face avec Serge Ladko, les opinions antérieures de Karl Dragoch étaient fortement ébranlées, et il se sentait moins enclin à admettre la culpabilité de son ancien compagnon de voyage.

L'incident provoqué par la commission rogatoire de Szalka avait été la première cause de ce revirement. Karl Dragoch avait, en effet, procédé à son enquête personnelle. Plus difficile à satisfaire que le commissaire de police de Gran, il avait longuement interrogé les habitants de la ville, et les réponses obtenues n'avaient pas été sans le troubler.

Qu'un nommé Ilia Brusch, dont la vie était au demeurant des plus régulières, eût élu domicile à Szalka et qu'il l'eût quittée peu de temps avant le concours de Sigmaringen, ce premier point n'était pas contestable. Cet Ilia Brusch avait-il été revu après ce concours, et notamment dans la nuit du 28 au 29 août? Sur ce deuxième point, les témoignages furent évasifs. Si les plus proches voisins croyaient bien se rappeler que, vers la fin d'août, ils avaient remarqué de la lumière dans la maison du pêcheur alors fermée depuis plus d'un mois, ils n'osèrent cependant rien affirmer. Ces renseignements, tout vagues et hésitants qu'ils fussent, augmentèrent naturellement les perplexités du policier.

Restait un troisième point à élucider. Quel était le personnage à qui le commissaire de Gran avait parlé au domicile indiqué par le prévenu? A cet égard, Dragoch ne put recueillir aucune indication. Ilia Brusch étant assez connu à Szalka, il fallait nécessairement, s'il y était venu, qu'il fût arrivé et reparti pendant la nuit, puisque personne ne l'avait aperçu. Un tel mystère, déjà suspect par lui-même, le devint bien davantage, quand Karl Dragoch eut mis la main sur le tenancier d'une petite auberge, auquel, dans la soirée du 12 septembre, trente-six heures avant la visite du commissaire de police de Gran, un inconnu avait demandé l'adresse d'Ilia Brusch. Le problème se compliquait. Il se compliqua encore, quand cet aubergiste, pressé de questions, eut donné de l'inconnu un signalement correspondant traits pour traits à celui que, d'après la rumeur publique, il convenait d'attribuer au chef de la bande du Danube.

Tout ceci rendit Karl Dragoch rêveur. Il flaira des choses louches. Il eut le sentiment instinctif d'être en présence de quelque machination ténébreuse dont le but lui demeurait inconnu, mais dont il n'était pas impossible que le prévenu fût la victime.

Cette impression se trouva fortifiée, quand, à son retour à Semlin, il connut la marche de l'instruction. En somme, après vingt jours de secret, elle n'avait pas fait un pas. Aucun complice n'avait été découvert, nul témoin n'avait formellement reconnu le prisonnier, contre lequel il n'existait toujours d'autre charge que le fait d'avoir cherché à modifier l'aspect de son visage et d'avoir possédé un portrait de femme sur lequel figurait le nom de Ladko.

Ces présomptions, qui, corroborées par d'autres, eussent eu une grande valeur, perdaient, isolées, beaucoup de leur importance. Peut-être, après tout, ce déguisement et la présence du portrait avaient-ils une cause avouable.

Karl Dragoch, dans cet état d'esprit, était particulièrement accessible à la pitié. C'est pourquoi il n'avait pu s'empêcher d'être profondément ému par la naïve confiance de Serge Ladko, dans une circonstance où celui-ci aurait été excusable de se défier de son plus intime ami.

Etait-il impossible, d'ailleurs, de mettre ce sentiment de pitié d'accord avec ses devoirs professionnels en reprenant comme devant sa place dans la barge? Si Ilia Brusch se nommait en réalité Ladko, et si ce Ladko était bien un malfaiteur, Karl Dragoch, en s'attachant à lui, dépisterait ses complices.