Jules Verne

Innocent, au contraire, peut-être conduirait-il quand même au vrai coupable, auquel l'incident de Szalka eût prouvé, dans ce cas, qu'il portait ombrage.

Ces raisonnements, un peu spécieux, n'étaient pas dénués de toute logique. L'aspect misérable de Serge Ladko, le courage surhumain qu'il avait dû déployer pour accomplir sa fantastique évasion, et surtout le souvenir du service autrefois rendu avec tant d'héroïque simplicité, firent le reste. Karl Dragoch devait la vie à ce malheureux qui haletait devant lui, les mains en sang, la sueur ruisselant sur son visage décharné. Allait-il, en retour, le rejeter dans l'enfer? Le détective ne put s'y résoudre.

«Venez!» dit-il simplement en réponse à l'exclamation joyeuse du fugitif, qu'il entraîna vers le fleuve.

Peu de paroles avaient été échangées entre les deux compagnons pendant les huit jours qui venaient de s'écouler. Serge Ladko gardait généralement le silence et concentrait toutes les forces de son être pour accroître la vitesse de l'embarcation.

En phrases hachées, qu'il fallait lui arracher en quelque sorte, il fit toutefois le récit de ses inexplicables aventures depuis le confluent de l'Ipoly. Il raconta sa longue détention dans la prison de Semlin, succédant à une séquestration plus étrange encore à bord d un chaland inconnu. Ils mentaient donc, ceux qui prétendaient l'avoir vu entre Budapest et Semlin, puisque, durant tout ce parcours, il avait été enfermé, pieds et mains liés, dans ce chaland.

À ce récit, les opinions primitives de Karl Dragoch évoluèrent de plus en plus. Malgré lui, il établissait un rapprochement entre l'agression dont Ilia Brusch avait été victime et l'intervention d'un sosie à Szalka. A n'en pas douter, le pêcheur gênait quelqu'un et était en butte aux coups d'un ennemi inconnu, mais dont le signalement semblait correspondre à celui du véritable bandit.

Ainsi, peu à peu, Karl Dragoch s'acheminait vers la vérité. Hors d'état de contrôler ses déductions, il sentait du moins décroître de jour en jour les soupçons autrefois conçus.

Pas un instant, néanmoins, il ne songea à quitter la barge pour revenir en arrière et recommencer son enquête sur nouveaux frais. Son flair de policier lui disait que la piste était bonne, et que le pêcheur, innocent peut-être, était d'une manière ou d'autre mêlé à l'histoire de la bande du Danube. La tranquillité était parfaite, d'ailleurs, sur le haut fleuve, et la succession des crimes commis prouvait que leurs auteurs avaient, eux aussi, descendu le courant, au moins jusqu'aux environs de Semlin. Il y avait donc toutes chances pour qu'ils eussent continué à le descendre pendant la détention d'Ilia Brusch.

Sur ce point, Karl Dragoch ne se trompait pas. Ivan Striga continuait, en effet, à se rapprocher de la mer Noire, avec douze jours d'avance sur la barge au départ de Semlin. Mais, ces douze jours d'avance, il les perdait peu à peu, la distance séparant les deux bateaux diminuait graduellement, et, jour par jour, heure par heure, minute par minute, la barge gagnait implacablement sur le chaland, sous l'effort furieux de Serge Ladko.

Celui-ci n'avait qu'un but: Roustchouk; qu'une idée: Natcha. S'il négligeait les précautions autrefois prises pour protéger son incognito, c'est qu'il n'y pensait vraiment plus. D'ailleurs, de quel intérêt eussent-elles été maintenant? Après son arrestation, après son évasion, s'appeler Ilia Brusch devait être aussi compromettant que de s'appeler Serge Ladko. Sous un nom ou sous un autre, il ne pouvait plus désormais s'introduire que secrètement à Roustchouk, sous peine d'être appréhendé sur-le-champ.

Absorbé par son idée fixe, il n'avait, pendant ces huit jours, accordé aucune attention aux rives du fleuve. S'il s'était aperçu qu'on passât devant Belgrade--la ville blanche--étagée sur une colline, que domine le palais du prince, le Konak, et précédée d'un faubourg où viennent transiter une immense quantité de marchandises, c'est parce que Belgrade indique la frontière serbe où expiraient les pouvoirs de M. Izar Rona. Mais, ensuite, il ne remarqua plus rien.