L'entreprise était difficile. Au milieu de cette obscurité profonde, qui lui cachait le but, il ne pouvait compter que sur le hasard.
Plus de vingt fois la corde avait été lancée sans résultat, quand elle opposa enfin une résistance. Serge Ladko insista en vain. La prise était bonne et ne céda pas. La tentative avait donc réussi. La boucle terminale s'était enroulée autour d'un des bossages extérieurs, et une sorte de passerelle était maintenant jetée au-dessus du chemin de ronde.
Passerelle fragile à coup sûr! N'allait-elle pas se rompre ou se détacher de la pierre qui la retenait? Dans le premier cas, ce serait une épouvantable chute de dix mètres de hauteur; dans le second, ramené contre le mur de la prison à la manière d'un balancier, son fardeau humain viendrait s'y écraser.
Pas un instant, Serge Ladko n'hésita devant la possibilité de ce danger. Sa corde fortement tendue, il en réunit de nouveau les deux extrémités, puis, prêt à s'élancer, il prêta l'oreille aux pas du soldat de garde.
Celui-ci était précisément juste en dessous du fugitif. Il s'éloignait. Bientôt, il tourna le coin du bâtiment et le bruit de ses pas s'éteignit. Il fallait, sans perdre une seconde, profiter de son absence.
Serge Ladko s'avança sur le chemin aérien. Suspendu entre ciel et terre, il avançait d'un mouvement égal et souple, sans s'inquiéter du fléchissement de la corde, dont la courbure s'accentuait à mesure qu'il approchait du milieu du parcours. Il voulait passer. Il passerait.
Il passa. En moins d'une minute, le vertigineux abîme franchi, il atteignait la crête de la muraille.
Sans y prendre de repos, il se hâta de plus en plus, enfiévré par la certitude du succès. Dix minutes à peine s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté sa cellule, mais ces dix minutes lui semblaient avoir duré plus d'une heure, et il redoutait qu'une ronde ne vînt l'inspecter. Son évasion ne serait-elle pas découverte alors, malgré la manière dont il avait disposé sa couchette? Il importait d'être loin auparavant. La barge était là, à deux pas de lui! Quelques coups d'aviron suffiraient à le mettre hors de l'atteinte de ses persécuteurs.
Interrompant son travail à chaque passage du soldat de garde, Serge Ladko dénoua fébrilement sa corde, la ramena à lui en hâlant sur l'un des brins, puis, la doublant de nouveau et entourant de la boucle ainsi formée l'une des saillies intérieures, il commença sa descente, après s'être assuré que la rue était déserte.
Arrivé heureusement à terre, il fît aussitôt retomber la corde à ses pieds et la roula en paquet. Tout était terminé. Il était libre, et aucune trace ne subsisterait de son audacieuse évasion.
Mais, comme il allait partir à la recherche de sa barge, une voix s'éleva tout à coup dans la nuit.
«Parbleu! prononçait-on à moins de dix pas, c'est M. Ilia Brusch, ma parole!
Serge Ladko eut un tressaillement de plaisir. Le sort décidément se déclarait en sa faveur puisqu'il lui envoyait le secours d'un ami.
--M. Jaeger!» s'écria-t-il d'une voix joyeuse, tandis qu'un passant sortait de l'ombre et se dirigeait vers lui.
XV
PRÈS DU BUT
Le 10 octobre, l'aube se leva pour la neuvième fois, depuis que la barge avait recommencé à descendre le Danube. Pendant les huit jours précédents, près de sept cents kilomètres avaient été laissés en arrière. On approchait de Roustchouk, où l'on arriverait avant le soir.
A bord, rien ne semblait changé. La barge transportait, comme autrefois, les deux mêmes compagnons: Serge Ladko et Karl Dragoch, redevenus, l'un le pêcheur Ilia Brusch, l'autre, le débonnaire M. Jaeger.
Toutefois, la manière dont le premier jouait maintenant son rôle rendait plus difficile à soutenir celui du second. Hypnotisé par le désir de se rapprocher de Roustchouk, manoeuvrant l'aviron jour et nuit, Serge Ladko négligeait, en effet, les précautions les plus élémentaires. Non seulement il s'était débarrassé de ses lunettes, mais encore, supprimant rasoir et teinture, il permettait aux changements survenus dans sa personne pendant la durée de sa détention de s'accuser avec une netteté croissante.