Jules Verne

--A lui-même? répéta Serge Ladko qui ne comprenait pas.

--A lui-même, affirma le juge.

Serge Ladko croyait rêver. Comment un autre Ilia Brusch avait-il pu être trouvé à Szalka?

--Ce n'est pas possible, Monsieur, balbutia-t-il. Il y a erreur.

--Jugez-en vous-même, répliqua le juge. Voici le rapport du commissaire de police de Gran. Il en résulte que ce magistrat, déférant à la commission rogatoire que je lui ai adressée, s'est transporté le 14 septembre à Szalka et qu'il s'est rendu dans une maison sise au coin du chemin de halage et de la route de Budapest.... C'est bien l'adresse que vous avez donnée, je pense? demanda le juge en s'interrompant.

--Oui, Monsieur, répondit Serge Ladko d'un air égaré.

--... et de la route de Budapest, reprit M. Rona; qu'il a été reçu dans la dite maison, par le sieur Ilia Brusch en personne, lequel a déclaré n'être que tout récemment revenu d'une assez longue absence. Le commissaire ajoute que les renseignements qu'il a pu recueillir sur le sieur Ilia Brusch tendent à établir sa parfaite honorabilité, et qu'aucun autre habitant de Szalka ne porte ce nom.... Avez-vous quelque chose à dire? Ne vous gênez pas, je vous prie.

--Non, Monsieur, balbutia Serge Ladko qui se sentait devenir fou.

--Voilà donc un premier point élucidé,» conclut avec satisfaction M. Rona, qui regardait son prisonnier comme le chat doit regarder une souris.

XIV

ENTRE CIEL ET TERRE

Son deuxième interrogatoire terminé, Serge Ladko regagna sa cellule sans se rendre compte de ce qu'il faisait. A peine s'il avait entendu les questions du juge après que l'incident de la commission rogatoire eut été vidé de la façon que l'on sait, et il n'avait plus répondu que d'un air hébété. Ce qui lui arrivait dépassait les limites de son intelligence. Que lui voulait-on à la fin? Enlevé, puis incarcéré à bord d'un chaland par de mystérieux ennemis, il ne recouvrait sa liberté que pour la perdre aussitôt; et voici maintenant qu'on trouvait, à Szalka, un autre Ilia Brusch, c'est-à-dire un autre lui-même, dans sa propre maison!.. Cela tenait de la fantasmagorie!

Stupéfait, affolé par cette succession d'événements inexplicables, il avait la sensation d'être le jouet de puissances supérieures et hostiles, d'être invinciblement entraîné, proie inerte et sans défense, dans les engrenages de cette machine formidable qui s'appelle: la Justice.

Cette dépression, cet anéantissement de toute énergie, son visage l'exprimait avec tant d'éloquence, qu'un des gardiens qui lui faisaient escorte en fut ému, bien qu'il considérât son prisonnier comme le plus abominable criminel.

«Ça ne va donc pas comme vous voulez, camarade? demanda, en mettant dans sa voix quelque désir de réconfort, ce fonctionnaire blasé cependant par profession sur le spectacle des misères humaines.

Il aurait parlé à un sourd, que le résultat eût été le même.

--Allons! reprit le compatissant gardien, il faut se faire une raison. M. Izar Rona n'est pas un mauvais diable, et tout s'arrangera peut-être mieux que vous ne pensez... En attendant, je vais vous laisser ça... Il est question de votre pays là-dedans. Ça vous distraira.»

Le prisonnier garda son immobilité. Il n'avait pas entendu.

Il n'entendit pas davantage les verrous poussés à l'extérieur et pas davantage il ne vit le journal que le gardien, trahissant ainsi sans penser à mal le secret rigoureux auquel était astreint son prisonnier, déposait sur la table en s'en allant.

Les heures coulèrent. Le jour s'acheva, puis la nuit, et ce fut une nouvelle aurore. Ecroulé sur sa chaise, Serge Ladko n'avait pas conscience de la fuite du temps.

Cependant, quand le jour grandissant vint frapper son visage, il parut sortir de cet accablement. Il ouvrit les yeux, et son regard vague erra par la cellule. La première chose qu'il aperçut alors, ce fut le journal laissé la veille par le pitoyable gardien.

Tel que celui-ci l'y avait placé, ce journal s'étalait toujours sur la table, découvrant une _manchette_ imprimée en grasses capitales au-dessous du titre.