«Les massacres de Bulgarie», annonçait cette manchette, sur laquelle tomba le premier regard de Serge Ladko. Il tressaillit et s'empara fébrilement du journal. Son intelligence réveillée revenait à flots. Ses yeux fulguraient, tandis qu'il poursuivait sa lecture.
Les événements qu'il apprenait ainsi étaient, au même instant, commentés dans l'Europe entière, et y soulevaient une clameur générale de réprobation. Depuis, ils sont entrés dans l'histoire, dont ils ne forment pas la page la plus glorieuse.
Ainsi qu'il a été rappelé au début de ce récit, toute la région balkanique était alors en ébullition. Dès l'été de 1875, l'Herzégovine s'était révoltée, et les troupes ottomanes envoyées contre elle n'avaient pu la réduire. En mai 1876, la Bulgarie s'étant soulevée à son tour, la Porte répondit à l'insurrection en concentrant une nombreuse armée dans un vaste triangle ayant pour sommets Roustchouk, Widdin et Sofia. Enfin, le 1er et le 2 juillet de cette année 1876, la Serbie et le Monténégro, entrant en scène à leur tour, avaient déclaré la guerre à la Turquie. Les Serbes, commandés par le général russe Tchernaief, après avoir tout d'abord remporté quelques succès, avaient dû battre en retraite en deçà de leur frontière, et le 1er septembre le prince Milan s'était vu contraint de demander un armistice de dix jours, pendant lequel il sollicita, des puissances chrétiennes, une intervention que celles-ci furent malheureusement trop longues à lui accorder.
«Alors,» dit M. Édouard Driault, dans son _Histoire de la Question d'Orient_, «se produisit le plus affreux épisode de ces luttes; il rappelle les massacres de Chio au temps de l'insurrection grecque. Ce furent les massacres de Bulgarie. La Porte, au milieu de la guerre contre la Serbie et le Monténégro, craignait que l'insurrection bulgare, sur les derrières de l'armée, ne compromît ses opérations. Le gouverneur de la Bulgarie, Chefkat-Pacha, reçut-il l'ordre d'écraser l'insurrection sans regarder aux moyens? Cela est vraisemblable. Des bandes de Bachi-Bouzouks et de Circassiens appelées d'Asie furent lâchées sur la Bulgarie, et en quelques jours elle fut mise à feu et à sang. Ils assouvirent à l'aise leurs sauvages passions, brûlèrent les villages, massacrèrent les hommes au milieu des tortures les plus raffinées, éventrèrent les femmes, coupèrent en morceaux les enfants. Il y eut environ vingt-cinq à trente mille victimes...»
Tandis qu'il lisait, des gouttes de sueur perlaient sur le visage de Serge Ladko. Natcha!.. Qu'était devenue Natcha, au milieu de cet effroyable bouleversement?.. Vivait-elle encore? Était-elle morte, au contraire, et son cadavre éventré, coupé en morceaux, de même que celui de tant d'autres innocentes victimes, traînait-il dans la boue, dans la fange, dans le sang, écrasé sous le pied des chevaux?
Serge Ladko s'était levé, et, pareil à une bête fauve mise en cage, courait furieusement autour de la cellule, comme s'il eût cherché une issue pour voler au secours de Natcha.
Cet accès de désespoir fut de courte durée. Revenu bientôt à la raison, il se contraignit au calme, d'un énergique effort, et, avec un cerveau lucide, chercha les moyens de reconquérir sa liberté.
Aller trouver le juge, lui avouer sans détour la vérité, implorer au besoin sa pitié?.. Mauvais moyen. Quelle chance avait-il d'obtenir la confiance d'un esprit prévenu, après avoir si longtemps persévéré dans le mensonge? Etait-il en son pouvoir de détruire d'un seul mot la suspicion attachée à son nom de Ladko, de ruiner en un instant les présomptions qui l'accablaient? Non. Une enquête serait à tout le moins nécessaire, et une enquête exigerait des semaines, sinon des mois.
Il fallait donc fuir.
Pour la première fois depuis qu'il y était entré, Serge Ladko examina sa cellule. Ce fut vite fait. Quatre murs percés de deux ouvertures: la porte d'un coté, la fenêtre de l'autre. Derrière trois de ces murs, d'autres cachots, d'autres prisons; derrière la fenêtre seulement, l'espace et la liberté.
L'enseuillement de cette fenêtre, dont le linteau atteignait le plafond, dépassait un mètre cinquante, et sa partie inférieure, ce qu'on eût nommé l'appui pour une ouverture ordinaire, était inaccessible, une rangée de gros barreaux scellés dans l'épaisseur du cadre en interdisant l'approche.