Jules Verne

Ample était sa moisson d'informations.

Les journaux relataient, en effet, assez exactement le premier interrogatoire, en faisant suivre leur récit de commentaires qui n'étaient pas précisément favorables à l'accusé. En général, ils s'étonnaient de l'obstination avec laquelle celui-ci soutenait être un simple pêcheur, du nom d'Ilia Brusch, habitant seul la petite ville de Szalka. Quel intérêt pouvait-il avoir à soutenir un pareil système, dont la fragilité était évidente? Déjà, d'après eux, le juge d'instruction, M. Izar Rona, avait envoyé à Gran une commission rogatoire. D'ici très peu de jours, un magistrat se transporterait donc à Szalka et se livrerait à une enquête qui aurait comme résultat de ruiner les allégations du prévenu. On chercherait cet Ilia Brusch, et on le trouverait ... s'il existait, ce qui, en somme, était fort douteux.

Cette nouvelle modifia les projets de Striga. Tandis qu'il poursuivait sa lecture, une idée singulière lui était venue, et l'idée prit corps, quand il eut achevé de lire. Certes, il était très bon que la justice tînt un innocent. Mais il serait meilleur encore qu'elle le gardât. Pour cela, que fallait-il? Lui fournir un Ilia Brusch en chair et en os, ce qui convaincrait _ipso facto_ d'imposture le véritable Ilia Brusch qu'on retenait prisonnier à Semlin. Cette charge s'ajouterait à celles qu'on possédait déjà forcément contre lui, puisqu'on l'avait arrêté, et suffirait peut-être à motiver sa condamnation définitive, au grand profit du vrai coupable.

Sans plus attendre, Striga quitta la ville. Seulement, au lieu de regagner son chaland, il lui tournait le dos. Emporté par une rapide voiture, il allait rejoindre la ligne ferrée qui l'emmènerait à toute vapeur vers Budapest et vers le Nord.

Pendant ce temps, Serge Ladko, gardant son immobilité coutumière, comptait tristement les heures. De sa première entrevue avec le juge, il était revenu effrayé de la gravité des présomptions qui pesaient sur lui. Certes, il réussirait fatalement avec le temps à faire triompher son innocence. Mais il lui faudrait sans doute s'armer de patience, car il ne pouvait méconnaître que les apparences fussent contre lui et que la justice n'eût bâti avec logique son échafaudage d'hypothèses.

Toutefois, il y a loin entre de simples soupçons et des preuves formelles. Or, des preuves, on n'arriverait jamais, et pour cause, à en réunir contre lui. Le seul témoin qu'il eût à craindre, et encore uniquement en ce qui concernait le secret de son nom, c'était le juif Simon Klein. Mais Simon Klein, qui avait son point d'honneur professionnel, ne consentirait vraisemblablement jamais à le reconnaître. D'ailleurs, aurait-on même besoin de le mettre en présence de son ancien correspondant de Vienne? Le juge n'avait-il pas déclaré qu'il allait se renseigner à Szalka? Ces renseignements ne pouvant manquer d'être excellents, la mise en liberté du prisonnier en résulterait évidemment.

Plusieurs jours s'écoulèrent, durant lesquels Serge Ladko ressassa ces pensées avec une fébrilité croissante. Szalka n'était pas si loin, et il ne fallait pas si longtemps pour se renseigner. On était au septième jour, depuis son premier interrogatoire, quand il fut introduit, de nouveau dans le cabinet de M. Rona.

Le juge était à son bureau et paraissait fort occupé. Pendant dix minutes, il laissa le pilote attendre debout, comme s'il eût ignoré sa présence.

«Nous avons la réponse de Szalka, dit-il enfin d'une voix détachée, sans même relever les yeux sur le prisonnier qu'il surveillait sournoisement à travers ses cils baissés.

--Ah!.. fît Serge Ladko avec satisfaction.

--Vous aviez raison, continuait cependant M. Rona. Il existe bien à Szalka un nommé Ilia Brusch, qui jouit de la meilleure réputation.

--Ah!.. fit pour la seconde fois le pilote, qui voyait déjà ouverte la porte de sa prison.

Le juge, se faisant plus étranger et plus indifférent encore, murmura sans paraître y attacher la moindre importance:

--Le commissaire de police de Gran, chargé de l'enquête, a eu la bonne fortune de lui parler à lui-même.