Jules Verne

Bien décidé à faire ce récit, Serge Ladko attendait impatiemment que M. Rona lui permit de placer un mot. Mais le juge était lancé à toute vapeur. Il se promenait maintenant de long en large dans son cabinet, en jetant au visage de son prisonnier un flot d'arguments qu'il jugeait triomphants.

--Si vous n'êtes pas Ladko, continuait-il avec une véhémence croissante, comment se fait-il que, succédant au pillage de la villa du comte Hagueneau, pillage accompli, par un malheureux hasard, précisément au moment où vous aviez quitté votre barge, un vol, oh! un vol simple, celui-ci! ait été commis à Szuszek dans la nuit du 5 au 6 septembre, nuit que vous avez dû nécessairement passer en face de ce village? Si vous n'êtes pas Ladko, enfin, que faisait dans votre barge ce portrait adressé à son mari par votre femme, Natcha Ladko?

M. Rona avait touché juste, cette fois, et le dernier argument était en effet triomphant. Le pilote, anéanti, avait baissé la tête et de grosses gouttes de sueur ruisselaient de son visage.

Cependant le juge poursuivait d'une voix plus haute:

--Si vous n'êtes pas Ladko, pourquoi ce portrait a-t-il été supprimé du jour où vous vous êtes senti menacé? Il était dans votre coffre, ce portrait; je précise, dans votre coffre de tribord. Il n'y est plus. Sa présence vous accusait; sa disparition vous condamne. Qu'avez-vous à répondre?

--Rien, murmura Ladko d'une voix sourde. Je ne comprends rien à ce qui m'arrive.

--Vous comprendrez à merveille si vous voulez vous en donner la peine. Pour le moment, nous allons interrompre cet intéressant entretien. On va vous reconduire dans votre cellule, où vous aurez tout le temps de vous livrer à vos réflexions. Récapitulons, en attendant, l'interrogatoire d'aujourd'hui. Vous prétendez: 1° Vous nommer Ilia Brusch; 2° Avoir remporté le prix au concours de pêche de Sigmaringen; 3° Habiter Szalka; 4° Avoir passé chez vous, à Szalka, la nuit du 28 au 29 août. Ces points seront vérifiés. De mon côté je prétends: 1° Que votre nom est Ladko; 2° Que votre domicile est Roustchouk; 3° Que, dans la nuit du 28 au 29 août, avec l'aide de nombreux complices, vous avez mis au pillage la villa du comte Hagueneau et vous êtes rendu coupable d'une tentative de meurtre sur la personne du gardien Christian Hoël; 4° Qu'un vol dont le nommé Kellermann, de Szuszek, a été victime, dans la nuit du 5 au 6 septembre, doit être mis à votre passif; 5° Que de nombreux autres vols et meurtres commis dans les régions baignées par le Danube doivent pareillement vous être imputés. L'instruction de ces crimes est ouverte. Des témoins sont cités. Vous serez mis en leur présence... Voulez-vous signer votre interrogatoire?.. Non?.. A votre aise!.. Gardes, reconduisez le prévenu!»

Pour regagner sa prison, Serge Ladko dut passer de nouveau au milieu de la foule et en subir encore les vociférations hostiles. La colère populaire semblait s'être accrue pendant la durée de l'interrogatoire et la police eut quelque peine à protéger le prisonnier.

Au premier rang de cette foule hurlante, figurait Ivan Striga. Celui-ci dévora des yeux l'individu qui prenait sa place avec tant de complaisance. Le pilote passa à deux mètres de lui et il put le voir tout à son aise. Mais il ne reconnut pas cet homme imberbe, aux cheveux bruns, dont le visage était orné d'une superbe paire de lunettes noires, et ses perplexités n'en furent pas atténuées.

Striga s'éloigna tout songeur avec le reste de la foule quand furent refermées les portes de la prison. Décidément, il ne connaissait pas l'homme arrêté. Ce n'était, en tous cas, ni Dragoch, ni Ladko. Dès lors, qu'il s'agît d'Ilia Brusch ou de tout autre, que lui importait? Quelle que fût la personnalité de l'accusé, l'essentiel était qu'il absorbât l'attention de la justice, et Striga n'avait plus de raison de s'attarder à Semlin. C'est pourquoi il se résolut à partir dès le lendemain peur regagner son chaland.

Mais, à son réveil, la lecture des journaux le fit changer d'avis. Cette affaire Ladko étant menée dans le secret le plus rigoureux, c'était une raison péremptoire pour que la Presse s'ingéniât à percer, le mystère. Elle y avait réussi.