Jules Verne

Serge Ladko était accablé.

La police était bien renseignée et la trame se resserrait autour de lui; sans paraître remarquer son trouble, M. Rona poursuivit son avantage:

--Eh! eh! vous voilà moins fringant, mon gaillard. Vous ne nous saviez pas si avancés ... mais je continue. A Ulm, vous aviez pris un passager avec vous.

--Oui, répondit Serge Ladko.

--Quel était son nom?

--M. Jaeger.

--Très exact. Voudriez-vous me dire ce qu'il est devenu, ce M. Jaeger?

--Je l'ignore. Il m'a quitté en pleine campagne, presque au confluent de l'Ipoly. J'ai été bien surpris de ne plus le trouver en revenant à bord.

--En revenant, dites-vous. Vous vous étiez donc absenté? Où étiez-vous allé?

--Dans un village des environs, afin de me procurer un cordial pour mon passager.

--Il était donc malade?

--Très malade. Il avait failli se noyer tout bonnement.

--Et c'est vous qui l'avez sauvé, je présume?

--Qui voulez-vous que ce soit, puisqu'il n'y avait que moi?

--Hum!... fit le juge un peu ébranlé.

Mais, se ressaisissant:

--Vous comptez sans doute m'émouvoir avec cette histoire de sauvetage?

--Moi? protesta Ladko. Vous m'interrogez, je réponds. Voilà tout.

--C'est bon, conclut M. Izar Rona. Mais, dites-moi, avant cet incident, vous n'aviez jamais quitté votre barge, je crois?

--Une seule fois, pour aller chez moi, à Szalka.

--Pourriez-vous me préciser la date de cette excursion?

--Pourquoi pas, en cherchant un peu.

--Je vais vous aider. Ne serait-ce pas dans la nuit du 28 au 29 août?

--Peut-être bien.

--Vous ne le niez pas?

--Non.

--Vous l'avouez?

--Si vous voulez.

--Nous sommes d'accord.... C'est sur la rive gauche du Danube, je crois, que se trouve Szalka? demanda M. Rona d'un air bonhomme.

--En effet.

--Et il faisait noir, je crois, dans cette nuit du 28 au 29 août?

--Très noir. Un temps affreux.

--Cela explique que vous vous soyez trompé. C'est par une erreur toute naturelle qu'en pensant aborder la rive gauche, vous avez débarqué sur la rive droite.

--Sur la rive droite?

M. Izar Rona se leva tout à fait, et, fixant le prévenu dans les yeux, prononça:

--Oui, sur la rive droite, juste en face de la villa du comte Hagueneau?

Serge Ladko chercha de bonne foi dans ses souvenirs. Hagueneau? Il ne connaissait pas ce nom.

--Vous êtes très fort, déclara le juge déçu dans son essai d'intimidation. Il est donc entendu que c'est la première fois que vous entendez prononcer le nom du comte Hagueneau et que, si, au cours de la nuit du 28 au 29 août, sa villa a été mise au pillage et son gardien Christian Hoël grièvement blessé, c'est à votre insu. Où diable avais-je la tête? Comment connaîtriez-vous ces crimes commis par un certain Ladko? Ladko, que diable! ce n'est pas votre nom!

--Mon nom est Ilia Brusch, affirma le pilote d'une voix moins assurée que la première fois.

--Parfait! parfait!... c'est convenu ... mais alors, si vous ne vous appelez pas Ladko, pourquoi avez-vous disparu, juste après la perpétration de ce crime, pour ne rompre votre incognito--et encore bien modestement!--qu'à une distance respectable de la région qui en a été le théâtre? Pourquoi ne vous a-t-on vu, vous qui montriez auparavant si généreusement votre personne, ni à Budapest, ni à Neusatz, ni à aucune ville un peu importante? Pourquoi avez-vous abandonné votre rôle de pêcheur, au point même d'acheter parfois du poisson dans les villages où vous consentiez à vous arrêter?

Tout cela était de l'hébreu pour le malheureux pilote. S'il avait disparu, c'était bien malgré lui. Depuis cette nuit du 28 au 29 août, n'avait-il pas été constamment prisonnier? Dans ces conditions, quoi de surprenant à ce qu'il eût disparu? L'étonnant, au contraire, c'est qu'il se trouvât quelqu'un pour prétendre l'avoir aperçu.

Cette erreur du moins serait facile à dissiper. Il suffirait de raconter sincèrement l'aventure incompréhensible dont il avait été victime. La justice serait peut-être plus clairvoyante et peut-être arriverait-elle à débrouiller les fils de cet imbroglio.