Eh quoi! la confusion qu'il avait redoutée, en apprenant de la bouche de M. Jaeger l'existence de son sinistre homonyme, cette confusion s'était produite en effet. Dès lors, à quoi bon avouer qu'il s'appelait Serge Ladko? Tout à l'heure, il avait eu la pensée de le reconnaître, en implorant la discrétion du juge. Il comprenait maintenant qu'un tel aveu serait plus nuisible qu'utile. C'était bien lui, Serge Ladko, de Roustchouk, et non un autre, qui était accusé de cette effroyable série de crimes. Sans doute, même définitivement identifié, il parviendrait à établir son innocence. Mais combien de temps faudrait-il pour y arriver? Non, mieux valait soutenir jusqu'au bout le rôle du pêcheur Ilia Brusch, puisque Ilia Brusch était le nom d'un innocent.
--J'ai à répondre que vous vous trompez, répliqua-t-il d'une voix ferme. Je me nomme Ilia Brusch et je demeure à Szalka. Il est bien facile, d'ailleurs, de vous en assurer.
--Ce sera fait, dit le juge en prenant une note. En attendant, je vais vous faire connaître quelques-unes des charges qui pèsent sur vous.
Serge Ladko se fit plus attentif. On touchait au point intéressant.
--Pour le moment, commença le juge, nous laisserons de côté la plus grande partie des crimes qui vous sont reprochés, et nous nous occuperons seulement des plus récents, de ceux qui ont été perpétrés pendant le voyage au cours duquel vous avez été arrêté.
M. Rona, ayant repris haleine, poursuivit:
--C'est à Ulm que l'on signale pour la première fois votre présence. C'est donc à Ulm que nous placerons l'origine de ce voyage.
--Pardon, Monsieur, interrompit vivement Serge Ladko. Mon voyage avait commencé bien avant Ulm, puisque j'ai remporté deux prix au concours de pêche de Sigmaringen et que j'ai ensuite remonté le fleuve jusqu'à Donaueschingen.
--Il est exact, en effet, répliqua le juge, qu'un certain Ilia Brusch a été proclamé lauréat du concours de pêche institué par la Ligue Danubienne à Sigmaringen, et que cet Ilia Brusch a été vu à Donaueschingen. Mais, ou bien vous aviez déjà adopté à Sigmaringen une personnalité d'emprunt, ou bien vous vous êtes substitué audit Ilia Brusch pendant qu'il allait de Donaueschingen à Ulm. C'est un point que nous éluciderons en son temps, soyez tranquille.
Serge Ladko, les yeux écarquillés par la surprise, écoutait comme dans un rêve ces fantaisistes déductions. Un peu plus, on eût compté l'imaginaire Ilia Brusch au nombre de ses victimes! Sans prendre la peine de répondre, il haussait dédaigneusement les épaules, quand le juge, en le regardant fixement, lui demanda tout à coup à brûle-pourpoint:
--Qu'êtes-vous allé faire à Vienne, le 26 août dernier, chez le juif Simon Klein?
Malgré lui, Serge Ladko tressaillit une seconde fois. Voilà qu'on connaissait cette visite, maintenant! Certes, elle n'avait rien de répréhensible, mais l'avouer, c'était avouer en même temps son identité, et, puisqu'il avait adopté le parti de la nier, force lui était de persister dans cette voie.
--Simon Klein?... répéta-t-il d'un air interrogateur, en homme qui ne comprend pas.
--Vous niez?... fit M. Rona. Je m'y attendais. C'est donc à moi de vous apprendre qu'en vous rendant chez le juif Simon Klein--et le juge, ce disant, se souleva à demi sur son siège pour donner à ses paroles une plus écrasante autorité,--vous alliez vous entendre avec le receleur ordinaire de votre bande.
--De ma bande!... répéta le pilote ahuri.
--Il est vrai, rectifia ironiquement le juge, que vous ne savez pas ce que je veux dire, que vous ne faites partie d'aucune bande, que vous n'êtes pas Ladko, mais bien un inoffensif pêcheur à la ligne du nom d'Ilia Brusch; Mais alors, si vous vous nommez en effet Ilia Brusch, pourquoi vous cachez-vous?
--Je me cache, moi?... protesta Serge Ladko.
--Dame! ça m'en a tout l'air, répondit M. Izar Rona, à moins que ce ne soit pas se cacher que de dissimuler sous des lunettes noires des yeux qui semblent les meilleurs du monde--au fait! ayez donc l'obligeance de les enlever, ces lunettes!--et de teindre en noir des cheveux que l'on a naturellement blonds.