Ainsi que je vous l'ai exposé, l'inculpé ne me connaît que sous le nom de Jaeger. Cela peut éventuellement nous servir. Evidemment, lorsque nous serons devant la Cour, il me faudra décliner mon nom véritable. Mais nous n'en sommes pas là, et il me paraît préférable, pour la recherche des complices, de ne pas me brûler avant l'heure....
--C'est entendu,» promit le juge.
Dans la cellule où on l'avait enfermé, Serge Ladko attendait qu'on voulût bien s'occuper de lui. Suivant de si près sa précédente aventure, ce nouveau malheur, aussi inexplicable pour lui que l'autre, n'avait pas abattu son courage. Sans tenter la moindre résistance au moment de son arrestation, il s'était laissé conduire à la prison, après avoir vainement formulé une question restée sans réponse. Que risquait-il, d'ailleurs? Cette arrestation résultait nécessairement d'une erreur qui serait dissipée dès qu'on l'interrogerait.
Par malheur, le premier interrogatoire se faisait singulièrement attendre. Serge Ladko, maintenu au secret le plus rigoureux, demeurait seul, jour et nuit, dans sa cellule, où, de temps à autre, un gardien venait jeter un furtif coup d'oeil par un judas percé dans la porte. Ce gardien espérait-il, obéissant aux ordres de M. Izar Rona, constater les résultats progressifs de la méthode d'isolement! En ce cas, il ne devait pas se retirer satisfait. Les heures et les jours s'écoulaient, sans que rien, dans l'attitude du prisonnier, révélât un changement de ses intimes pensées. Assis sur une chaise, les mains appuyées sur les genoux, les yeux baissés, la face froide, il semblait profondément réfléchir, et gardait une immobilité presque absolue, sans donner aucun signe d'impatience. Dès la première minute, Serge Ladko s'était résolu au calme, et rien ne l'en ferait sortir; mais il en arrivait, en constatant la fuite du temps, à regretter sa prison flottante qui, du moins, le rapprochait de Roustchouk.
Le troisième jour, enfin,--on était alors au 10 septembre,--sa porte s'ouvrit, et il fut invité à quitter sa cellule. Encadré par quatre soldats, baïonnette au canon, il suivit un long couloir, descendit un interminable escalier, puis traversa une rue, au delà de laquelle il pénétra dans le Palais de Justice, bâti en face de la prison.
Dans cette rue, le populaire grouillait, se pressant derrière un cordon d'agents de police. Quand le prisonnier apparut, de féroces clameurs s'élevèrent de cette foule, avide d'exprimer sa haine pour le malfaiteur redouté et si longtemps impuni. Quel que fût le sentiment de Serge Ladko en se voyant en butte à cette injure imméritée, il n'en laissa rien paraître. D'un pas ferme, il entra dans le Palais, et, après une nouvelle attente, se trouva enfin devant son juge.
M. Izar Rona, petit homme malingre, blond, la barbe rare, au teint jaune et bilieux, était un magistrat de la manière forte. Procédant par affirmations tranchantes, par dénégations brutales, il attaquait l'adversaire à coups de boutoir, plus désireux d'inspirer la terreur que de gagner la confiance.
Les gardes s'étaient retirés sur un signe du juge. Debout au milieu de la pièce, Serge Ladko attendait qu'il plût à celui-ci de l'interroger. Dans un angle, le greffier prêt à écrire.
«Asseyez-vous, dit M. Rona d'un ton brusque.
Serge Ladko obéit. Le magistrat reprit:
--Votre nom?
--Ilia Brusch.
--Votre domicile?
--Szalka.
--Votre profession?
--Pêcheur.
--Vous mentez, formula le juge, en surveillant du regard le prévenu.
Une légère rougeur colora le visage de Serge Ladko dont les yeux eurent un rapide éclair. Toutefois, il se contraignit au calme et garda le silence.
--Vous mentez, répéta M. Rona. Vous vous appelez Ladko. Votre domicile est Roustchouk.
Le pilote tressaillit. Ainsi son identité véritable était connue. Comment cela avait-il pu se faire? Cependant, le juge, à qui le tressaillement du prévenu n'avait pas échappé, poursuivait d'une voix cinglante:
--Vous êtes accusé de trois vols simples, de dix-neuf vols qualifiés perpétrés avec les circonstances aggravantes d'escalade et d'effraction, de trois assassinats et de six tentatives de meurtre, lesdits crimes et délits accomplis avec préméditation depuis moins de trois ans. Qu'avez-vous à répondre?
Le pilote avait écouté, stupéfait, cette incroyable nomenclature.