Jules Verne

Mais nous allons prendre nos précautions.»

Un quart d'heure plus tard, il revenait «camouflé» de main de maître, si l'on veut bien nous permettre cette expression empruntée à l'argot commun aux malfaiteurs et aux gens de police. Sa barbe coupée et remplacée par des favoris postiches, ses cheveux dissimulés sous une perruque, un large bandeau recouvrant l'un de ses yeux, il s'appuyait péniblement sur une canne, comme un homme qui sortirait à peine d'une grave maladie.

«Et maintenant?... demanda-t-il, non sans quelque vanité.

--Merveilleux! admira Titcha.

--Ecoute, reprit Striga. Tandis que je serai à Semlin, vous continuerez votre route. Deux ou trois lieues au delà de Belgrade, vous mouillerez et vous attendrez mon retour.

--Comment feras-tu pour nous rejoindre?

--Ne t'inquiète pas de ça, et dis à Ogul de me conduire dans le bachot.»

Pendant ce temps, le chaland avait laissé Semlin en arrière. Ayant pris terre assez loin de la ville, Striga revint à grands pas vers les maisons. Dès qu'il les eut atteintes, il modéra son allure, et, se mêlant aux groupes qui stationnaient au bord du fleuve, il recueillit avidement les propos échangés autour de lui.

Il ne s'attendait guère à ce que ces propos lui apprirent. Personne, dans ces groupes animés, ne parlait de Dragoch. On ne s'entretenait pas davantage d'Ilia Brusch. Il n'était question que de Ladko. De quel Ladko? Non pas du pilote de Roustchouk, dont le nom avait été utilisé par Striga de la manière qu'on sait, mais précisément de ce Ladko imaginaire qu'il avait ainsi créé de toutes pièces, du Ladko malfaiteur, du Ladko pirate, c'est-à-dire de lui-même, Striga. C'est sa propre arrestation qui formait le sujet de la conversation générale.

Il ne parvenait pas à comprendre. Que la police commit une erreur et arrêtât un innocent au lieu et place du coupable, il n'y avait à cela rien de bien surprenant. Mais quel rapport avait cette erreur, dont il pouvait mieux que personne certifier la réalité, avec la présence de ce bateau, que son chaland, la veille encore, avait à la traîne?

On estimera, sans doute, qu'il faisait preuve de faiblesse en accordant quelque intérêt à ce côté de la question. L'essentiel, c'était qu'un autre fût poursuivi à sa place. Pendant qu'on suspecterait celui-là, on ne songerait pas à s'occuper de lui. C'était le point important. Le reste ne comptait pas.

Rien n'eût été plus vrai, s'il n'avait eu des motifs particuliers de vouloir être renseigné à cet égard. A en juger d'après les apparences, tout portait à croire que l'homme incarcéré et le maître de la barge ne faisaient qu'un. Quel était cet inconnu, qui, après avoir été, huit jours durant, prisonnier à bord du chaland, en remplaçait si complaisamment le propriétaire entre les griffes de la police? Striga, certes, ne quitterait pas Semlin avant d'être fixé sur ce point.

Il lui fallut s'armer de patience. M. Izar Rona, juge chargé de cette affaire, ne paraissait pas disposé à mener rondement l'instruction. Trois jours s'écoulèrent sans qu'il donnât signe de vie. Cette attente préalable faisait partie de sa méthode. D'après lui, il est excellent de laisser tout d'abord un accusé aux prises avec la solitude. L'isolement est un grand destructeur de force nerveuse, et quelques jours de secret dépriment merveilleusement l'adversaire que le juge va trouver en face de lui.

M. Izar Rona, quarante-huit heures après l'arrestation, exprimait ces idées à Karl Dragoch venu aux informations. Le détective ne pouvait que donner aux théories de son chef une approbation hiérarchique.

«Enfin, monsieur le Juge, se risqua-t-il à demander, quand comptez-vous procéder au premier interrogatoire?

--Demain.

--Je viendrai donc demain soir en apprendre le résultat. Inutile de vous répéter, je pense, sur quoi se fondent les présomptions?

--Inutile, affirma M. Rona. J'ai nos conversations antérieures présentes à l'esprit, et, d'ailleurs, mes notes sont très complètes.

--Vous me permettrez toutefois de vous rappeler, monsieur le Juge, le désir que j'ai pris la liberté de vous exprimer?

--Quel désir?

--Celui de ne pas paraître dans cette affaire, au moins jusqu'à nouvel ordre.