Par malheur, les paysans ignoraient généralement le concours de Sigmaringen et se montraient très rebelles aux interviews. D'ailleurs, ils ne savaient rien. Ils ignoraient Karl Dragoch plus encore qu'Ilia Brusch, et Striga déploya en vain tous les raffinements de sa diplomatie.
Ainsi que cela avait été convenu la veille, c'est pendant une des absences de Striga que Serge Ladko fut remonté au jour et transporté dans une petite cabine dont la porte fut soigneusement verrouillée. Précaution peut-être exagérée, tout mouvement étant interdit au prisonnier étroitement ligotté.
Les journées du 1er au 6 septembre s'écoulèrent paisiblement. Poussé à la fois par le courant et par un vent favorable, le chaland continuait à dériver, à raison d'une soixantaine de kilomètres par vingt-quatre heures. La distance parcourue aurait même été sensiblement plus grande sans les arrêts que rendaient nécessaires les absences de Striga.
Si les excursions de celui-ci étaient toujours aussi stériles au point de vue spécial des renseignements, une fois, du moins, il réussit, en utilisant ses talents professionnels,. à les rendre profitables à d'autres égards.
Ceci se passait le 5 septembre. Ce jour-là, le chaland étant venu mouiller à la nuit en face d'un petit bourg du nom de Szuszek, Striga descendit à terre comme de coutume. La soirée était avancée. Les paysans, qui se couchent d'ordinaire avec le soleil, ayant pour la plupart réintégré leurs demeures, il déambulait solitairement, quand il avisa une maison d'apparence assez cossue, dont le propriétaire, plein de confiance dans la probité publique, avait laissé la porte ouverte, en s'absentant pour quelque course dans le voisinage.
Sans hésiter, Striga s'introduisit dans cette maison, qui se trouva être un magasin de détail, ainsi que l'existence d'un comptoir le lui démontra. Prendre dans le tiroir de ce comptoir la recette de la journée, cela ne demanda qu'un instant. Puis, non content de cette modeste rapine, il eut tôt fait de découvrir dans le corps inférieur d'un bahut, dont l'effraction ne fut qu'un jeu pour lui, un sac rondelet, qui rendit au toucher un son métallique de bon augure.
Ainsi nanti, Striga s'empressa de regagner son chaland, qui, l'aube venue, était déjà loin.
Telle fut la seule aventure du voyage.
A bord, Striga avait d'autres occupations. De temps à autre, il disparaissait dans le rouf, et s'introduisait dans une cabine située en face de celle où l'on avait déposé Serge Ladko. Parfois, sa visite ne durait que quelques minutes, parfois elle se prolongeait davantage. Il n'était pas rare, dans ce dernier cas, qu'on entendit jusque sur le pont l'écho d'une violente discussion, où l'on discernait une voix de femme répondant avec calme à un homme en fureur. Le résultat était alors toujours le même: indifférence générale de l'équipage et sortie furibonde de Striga, qui s'empressait de quitter le bord pour calmer ses nerfs irrités.
C'est principalement sur la rive droite qu'il poursuivait ses investigations. Rares, en effet, sont les bourgs et les villages de la rive gauche au delà de laquelle s'étend à perte de vue l'immense puzsta..
Cette puzsta, c'est la plaine hongroise par excellence, que limitent, à près de cent lieues, les montagnes de la Transylvanie. Les lignes de chemins de fer qui la desservent traversent une infinie étendue de landes désertes, de vastes pâturages, de marais immenses où pullule le gibier aquatique. Cette puzsta, c'est la table toujours généreusement servie pour d'innombrables convives à quatre pattes, ces milliers et ces milliers de ruminants qui constituent l'une des principales richesses du royaume de Hongrie. A peine, s'il s'y rencontre quelques champs de blé ou de maïs.
La largeur du fleuve est devenue considérable alors, et de nombreux îlots ou îles en divisent le cours. Telles de ces dernières sont de grande étendue et laissent de chaque côté deux bras où le courant acquiert une certaine rapidité.
Ces îles ne sont point, fertiles. A leur surface ne poussent que des bouleaux, des trembles, des saules, au milieu du limon déposé par les inondations qui sont fréquentes.