Cependant on y récolte du foin en abondance, et les barques, chargées jusqu'au plat bord, le charrient aux fermes ou aux bourgades de la rive.
Le 6 septembre, le chaland mouilla à la tombée de la nuit. Striga était absent à ce moment. S'il n'avait voulu se risquer, ni à Neusatz, ni à Peterwardein qui lui fait face, l'importance relative de ces villes pouvant être une cause de dangers, il s'était du moins arrêté, afin d'y continuer son enquête, au bourg de Karlovitz, situé une vingtaine de kilomètres en aval. Sur son ordre, le chaland n'avait fait halte que deux ou trois lieues plus bas, pour attendre son capitaine, qui le rejoindrait en s'aidant du courant.
Vers neuf heures du soir, celui-ci n'en était plus fort éloigné. Il ne se pressait pas. Laissant fuir la barge au gré du courant, il s'abandonnait à des pensées en somme assez riantes. Son stratagème avait pleinement réussi. Personne ne l'avait suspecté et rien ne s'était opposé à ce qu'il se renseignât librement. A vrai dire, de renseignements, il n'en avait guère récolté. Mais cette ignorance publique, qui confinait à l'indifférence, était, en somme, un symptôme favorable. Bien certainement, dans cette région, on n'avait que très vaguement entendu parler de la bande du Danube, et l'on ignorait jusqu'à l'existence de Karl Dragoch, dont la disparition ne pouvait, par suite, causer d'émotion.
D'un autre côté, que ce fût à cause de la suppression de son chef ou en raison de la pauvreté de la région traversée, la vigilance de la police paraissait grandement diminuée. Depuis plusieurs jours, Striga n'avait aperçu personne qui eût la tournure d'un agent, et nul ne parlait de la surveillance fluviale si active deux ou trois cent kilomètres en amont.
Il y avait donc toutes chances pour que le chaland arrivât heureusement au terme de son voyage, c'est-à-dire à la mer Noire, où son chargement serait transporté à bord du vapeur accoutumé. Demain, on serait au delà de Semlin et de Belgrade. Il suffirait ensuite de longer de préférence la rive serbe pour se mettre à l'abri de toute fâcheuse surprise. La Serbie devait être, en effet, plus ou moins désorganisée par la guerre qu'elle soutenait contre la Turquie et il n'y avait pas apparence que les autorités riveraines perdissent leur temps à s'occuper d'une gabarre descendant à vide le cours du fleuve.
Qui sait? Ce serait peut-être le dernier voyage de Striga. Peut-être se retirerait-il au loin, après fortune faite, riche, considéré--et heureux, songeait-il, en pensant à la prisonnière enfermée dans la gabarre.
Il en était là de ses réflexions quand ses yeux tombèrent sur les coffres symétriques dont les couvercles avaient si longtemps servi de couchettes à Karl Dragoch et à son hôte, et tout à coup cette pensée lui vint que, depuis huit jours qu'il était maître de la barge, il n'avait pas songé à en explorer le contenu. Il était grand temps de réparer cet inconcevable oubli.
En premier lieu, il s'attaqua au coffre de tribord qu'il fractura en un tour de main. Il n'y trouva que des piles de linge et de vêtements rangés en bon ordre. Striga, qui n'avait que faire de cette défroque, referma le coffre et s'attaqua au suivant.
Le contenu de celui-ci n'était pas fort différent du précédent, et Striga désappointé allait y renoncer, quand il découvrit dans un des coins un objet plus intéressant. Si les articles d'habillement ne pouvaient rien lui apprendre, il n'en serait peut-être pas de même de ce gros portefeuille qui, selon toute vraisemblance, devait contenir des papiers. Or, les papiers ont beau être muets, rien n'égale, dans certains cas, leur éloquence.
Striga ouvrit ce portefeuille, et, conformément à son espoir, il s'en échappa de nombreux documents, dont il entreprit le patient examen. Les quittances, les lettres défilèrent, toutes au nom d'Ilia Brusch, puis ses yeux, agrandis par la surprise, s'arrêtèrent sur le portrait qui, déjà, avait éveillé les soupçons de Karl Dragoch.
D'abord Striga ne comprit pas. Qu'il y eût dans cette barge des papiers au nom d'Ilia Brusch, et qu'il n'y en eût aucun au nom du policier, c'était déjà passablement étonnant.