Jules Verne

Avec sept autres misérables de son espèce, Ivan Striga avait, en effet, formé une bande de véritables pirates, qui, depuis lors, écumait littéralement les deux rives du Danube.

Avoir trouvé ainsi le chemin de la richesse facile, c'était quelque chose; s'assurer la sécurité, c'était mieux encore. Dans ce but, au lieu de cacher son nom et son visage, ainsi que l'aurait fait un malfaiteur vulgaire, il s'était arrangé de manière, à ne pas être un anonyme pour ses victimes. Bien, entendu, ce n'était pas son vrai nom qu'il leur faisait connaître. Non, celui qu'il avait résolu de laisser deviner avec une adroite imprudence, c'était celui de Serge Ladko.

S'abriter, afin d'échapper aux conséquences d'un forfait, derrière une personnalité d'emprunt, c'est un stratagème assez commun, mais Striga l'avait rénové par le choix intelligent du pseudonyme qu'il s'attribuait.

Si le nom de Ladko n'était, ni plus ni moins qu'un autre, capable de créer une confusion et, par suite, hors le cas de flagrant délit, de détourner les soupçons au profit du coupable, il possédait quelques avantages qui lui étaient propres.

En premier lieu, Serge Ladko n'était pas un mythe. Il existait, si le coup de fusil qui l'avait salué à son départ de Roustchouk ne l'avait pas abattu pour jamais. Bien que Striga se vantât volontiers d'avoir supprimé son ennemi, la vérité est qu'il n'en savait rien. Peu importait, d'ailleurs, au point de vue de l'enquête qui pouvait être faite à Roustchouk. Si Ladko était mort, la police ne pourrait rien comprendre aux accusations dont il serait l'objet. S'il était vivant, elle trouverait un homme de chair et d'os, d'une honorabilité si bien établie que l'enquête, selon toute vraisemblance, en resterait là. Sans doute, on rechercherait alors ceux qui auraient la malchance d'être ses homonymes. Mais, avant qu'on eût passé au crible tous les Ladkos du monde, il coulerait de l'eau sous les ponts du Danube!

Que si, d'aventure, les soupçons, à force d'être dirigés dans la même direction, finissaient par entamer la cuirasse d'honorabilité de Serge Ladko, ce serait alors un résultat doublement heureux. Outre qu'il est toujours agréable à un bandit de savoir qu'un autre est inquiété à sa place, cette substitution lui devient plus agréable encore quand il a voué à sa victime une haine mortelle.

Alors même que ces déductions eussent été déraisonnables, l'absence de Serge Ladko, dont personne ne connaissait la patriotique mission, les eût rendues logiques. Pourquoi le pilote était-il parti sans crier gare? La section locale de la police du fleuve commençait précisément à se poser cette question au moment où Karl Dragoch découvrait ce qu'il croyait être la vérité, et, comme chacun sait, lorsque la police commence à se poser des questions, il y a peu de chances qu'elle y réponde avec bienveillance.

Ainsi, la situation était bien nette dans sa dramatique complication. Une longue série de crimes que des maladresses voulues faisaient toujours attribuer à un certain Ladko, de Roustchouk; le pilote du même nom, vaguement, très vaguement encore soupçonné, à cause de son absence, d'être le coupable, tandis qu'à des centaines de kilomètres un Ladko, accusé par de plus sérieuses présomptions, était dépisté sous le déguisement du pêcheur Ilia Brusch; et Striga, pendant ce temps, reprenant, après chaque expédition, son état civil authentique, pour circuler librement sur le Danube.

Toutefois, pour que sa sécurité ne fût pas menacée, la condition essentielle était que l'on fit disparaître toute trace compromettante dans le plus bref délai possible. C'est pourquoi, ce soir-là, le butin nouvellement conquis fut, comme de coutume, rapidement déposé dans l'introuvable cachette. C'est le bruit de cet arrimage que le véritable Serge Ladko entendit dans son cachot pris aux dépens de cette même cale sous-marine, au fond de laquelle nulle puissance humaine n'était capable de le secourir. Puis, le parquet remis en place, les hommes remontèrent sur le pont dont les panneaux furent refermés. La police pouvait venir désormais.