Jules Verne

--Dîner, répondit un charretier.

--Et coucher ensuite, sans doute? interrogea l'aubergiste.

--Non, mon maître, répliqua celui des deux rouliers qui paraissait le plus sociable. Nous comptons repartir à la nuit...

--A la nuit!... s'étonna l'aubergiste.

--Afin, continua son client, d'être dès l'aube sur la place du marché.

--De Saint-André?

--Ou de Gran. Cela dépendra des circonstances. Nous attendons ici un ami qui est allé aux informations. Il nous dira où nous avons le plus de chances de nous défaire avantageusement de nos marchandises.»

L'aubergiste quitta la salle pour s'occuper des apprêts du repas.

«Tu as entendu, Kaiserlick? dit à voix basse le plus jeune des deux rouliers en se penchant vers son compagnon.

--Oui.

--Le coup est découvert.

--Tu n'espérais pas, je suppose, qu'il demeurerait caché?

--Et la police bat la campagne.

--Qu'elle la batte.

--Sous la conduite de Dragoch, à ce qu'on prétend.

--Ça, c'est autre chose, Vogel. A mon idée, ceux qui n'ont que Dragoch à craindre peuvent dormir sur les deux oreilles.

--Que veux-tu dire?

--Ce que je dis, Vogel.

--Dragoch serait donc?...

--Quoi?

--Supprimé?

--Tu le sauras demain. D'ici là, motus,» conclut le roulier, en voyant revenir l'aubergiste.

Le personnage attendu par les deux charretiers n'arriva qu'à la nuit close. Un rapide colloque s'engagea entre les trois compagnons.

«On affirmait ici que la police est sur la piste, dit à voix basse Kaiserlick.

--Elle cherche, mais elle ne trouvera pas.

--Et Dragoch?

--Bouclé.

--Qui s'est chargé de l'opération?

--Titcha.

--Alors, il y a du bon ... Et nous, que devons-nous faire?

--Atteler sans tarder.

--Pour?...

--Pour Saint-André, mais à cinq cents mètres d'ici vous rebrousserez chemin. L'auberge aura été fermée pendant ce temps-là. Vous passerez inaperçus, et vous prendrez la route du Nord. Tandis que on vous croira d'un côté, vous serez de l'autre.

--Où est donc, le chaland?

--A l'anse de Pilis.

--C'est là qu'est le rendez-vous?

--Non, un peu plus près, à la clairière, sur la gauche de la route. Tu la connais?

--Oui.

--Une quinzaine des nôtres y sont déjà. Vous irez les rejoindre.

--Et toi?

--Je retourne en arrière rassembler le surplus de nos hommes que j'ai laissés en surveillance. Je les ramènerai avec moi.

--En route donc,» approuvèrent les charretiers.

Cinq minutes plus tard, la voiture s'ébranlait. L'hôte, tout en maintenant ouvert l'un des battants de la porte cochère, salua poliment ses clients.

« Alors, décidément, c'est-il à Gran que vous allez? interrogea-t-il.

--Non, répondirent les rouliers, c'est à Saint-André, l'ami.

--Bon voyage, les gars! formula l'hôte.

--Merci, camarade. »

La charrette tourna à droite et prit, vers l'Est, le chemin de Saint-André. Quand elle eut disparu dans la nuit, le personnage que Kaiserlick et Vogel avaient attendu toute la journée, s'éloigna à son tour, dans la direction opposée, sur la route de Gran.

L'aubergiste ne s'en aperçut même pas. Sans plus s'occuper de ces passants que vraisemblablement il ne reverrait jamais, il se hâta de fermer la maison et de gagner son lit.

La charrette qui, pendant ce temps, s'éloignait au pas tranquille de ses chevaux, fit volte-face au bout de cinq cents mètres, conformément aux instructions reçues, et suivit en sens inverse le chemin qu'elle venait de parcourir.

Lorsqu'elle fut de nouveau à la hauteur de l'auberge, tout y était clos, en effet, et elle aurait dépassé ce point sans incident, si un chien, qui dormait au beau milieu de la chaussée, ne s'était enfui tout à coup en aboyant si violemment, que le cheval de flèche effrayé se déroba par un brusque écart jusque sur le bas côté de la route. Les charretiers eurent vite fait de ramener l'animal en bonne direction, et, pour la seconde fois, la voiture disparut dans la nuit.

Il était environ dix heures et demie quand, abandonnant le chemin tracé, elle pénétra sous le couvert d'un petit bois, dont les masses sombres s'élevaient sur la gauche.