Jules Verne

Elle fut arrêtée au troisième tour de roue.

«Qui va là? questionna une voix dans les ténèbres.

--Kaiserlick et Vogel, répondirent les rouliers.

--Passez,» dit la voix.

En arrière des premiers rangs d'arbres la charrette déboucha dans une clairière, où une quinzaine d'hommes dormaient, étendus sur la mousse. «Le chef est là? s'enquit Kaiserlick.

--Pas encore.

--Il nous a dit de l'attendre ici.»

L'attente ne fut pas longue. Une demi-heure à peine après la voiture, le chef, ce même personnage qui était venu sur le tard à l'auberge, arriva à son tour, accompagné d'une dizaine de compagnons, ce qui portait à plus de vingt-cinq le nombre des membres de la troupe.

«Tout le monde est là? demanda-t-il.

--Oui, répondit Kaiserlick qui paraissait détenir quelque autorité dans la bande.

--Et Titcha?

--Me voici, prononça une voix sonore.

--Eh bien?.. interrogea anxieusement le chef.

--Réussite sur toute la ligne. L'oiseau est en cage à bord du chaland.

--Partons, dans ce cas, et hâtons-nous, commanda le chef. Six hommes en éclaireurs, le reste à l'arrière-garde, la voiture au milieu. Le Danube n'est pas à cinq cents mètres d'ici, et le déchargement sera fait en un tour de main. Vogel emmènera alors la charrette, et ceux qui sont du pays rentreront tranquillement chez eux. Les autres embarqueront sur le chaland.

On allait exécuter ces ordres, quand un des hommes laissés en surveillance au bord de la route accourut en toute hâte.

--Alerte! dit-il en étouffant sa voix.

--Qu'y a-t-il? demanda le chef de la bande.

--Ecoute.

Tous tendirent l'oreille. Le bruit d'une troupe en marche se faisait entendre sur la route. A ce bruit, bientôt quelques voix assourdies se joignirent. La distance ne devait pas être supérieure à une centaine de toises.

--Restons dans la clairière, commanda le chef. Ces gens-là passeront sans nous voir.»

Assurément, étant donnée l'obscurité profonde, ils ne seraient pas aperçus, mais il y avait ceci de grave: si, par mauvaise chance, c'était une escouade de police qui suivait cette route, c'est qu'elle se dirigeait vers le fleuve. Certes, il pouvait se faire qu'elle ne découvrit pas le bateau, et, d'ailleurs, les précautions étaient prises. Ces agents auraient beau le visiter de fond en comble, ils n'y trouveraient rien de suspect. Mais, même en admettant que cette escouade ne soupçonnât pas l'existence du chaland, peut-être resterait-elle en embuscade dans les environs, et, dans ce cas, il eût été très imprudent de faire sortir la charrette.

Enfin, on tiendrait compte des circonstances, et on agirait selon les événements. Après avoir attendu dans cette clairière toute la journée suivante, s'il le fallait, quelques-uns des hommes descendraient, à la nuit, jusqu'au Danube, et s'assureraient de l'absence de toute force de police.

Pour l'instant, l'essentiel était de ne pas être dépistés, et que rien ne donnât l'éveil à cette troupe qui s'approchait.

Celle-ci ne tarda pas à atteindre le point où la route longeait la clairière. Malgré la nuit noire, on reconnut qu'elle se composait d'une dizaine d'hommes, et de significatifs cliquetis d'acier indiquaient des hommes armés.

Déjà, elle avait dépassé la clairière, lorsqu'un incident vint modifier les choses du tout au tout.

Un des deux chevaux, effrayé par ce passage d'hommes sur la route, s'ébroua et poussa un long hennissement qui fut répété par son congénère.

La troupe en marche s'arrêta sur place.

C'était bien une escouade de police qui descendait vers le fleuve, sous le commandement de Karl Dragoch complètement remis des suites de son accident de la matinée.

Si les gens de la clairière avaient connu ce détail, peut-être leur inquiétude en eût-elle été augmentée. Mais, ainsi qu'on l'a vu, leur chef croyait hors de combat le policier redouté. Pourquoi il commettait cette erreur, pourquoi il estimait ne plus avoir à compter avec un adversaire qu'il avait précisément en face de lui, c'est ce que la suite du récit ne tardera pas à faire comprendre au lecteur.