Lorsque, par le portail grand ouvert, la charrette eut pénétré dans la cour, ses conducteurs s'empressèrent de dételer leurs deux chevaux et de les conduire à l'écurie, où une large provende leur fut distribuée. Pendant ce temps, l'hôte ne cessait de tourner autour de ces clients matinaux. Évidemment, il n'eût pas demandé mieux que d'engager la conversation, mais les rouliers, par contre, semblaient peu désireux de lui donner la réplique.
--Vous arrivez de bon matin, camarades, insinua l'aubergiste. Vous avez donc voyagé pendant la nuit?
--Il parait, fit l'un des charretiers.
--Et vous allez loin comme ça?
--Loin ou près, c'est notre affaire, lui fut-il répliqué.
L'aubergiste se le tint pour dit.
--Pourquoi molester ce brave homme, Vogel? intervint l'autre charretier qui n'avait pas encore ouvert la bouche. Nous n'avons aucune raison de cacher que nous allons à Saint-André.
--Possible que nous n'ayons pas à le cacher, répliqua Vogel d'un ton bourru, mais ça ne regarde personne, j'imagine.
--Evidemment, approuva l'aubergiste, flagorneur comme tout bon commerçant.
Ce que j'en disais, c'était histoire de parler, simplement.... Ces messieurs désirent manger?
--Oui, répondit celui des deux rouliers qui semblait le moins brutal. Du pain, du lard, du jambon, des saucisses, ce que tu auras.»
La charrette avait dû parcourir une longue route, car ses conducteurs affamés firent largement honneur au repas. Ils étaient fatigués aussi, et c'est pourquoi ils ne s'oublièrent pas à table. La dernière bouchée prise, ils s'empressèrent d'aller chercher le sommeil, l'un sur la paille de l'écurie, près des chevaux, l'autre sous la bâche de la charrette.
Midi sonnait quand ils reparurent. Ce fut pour réclamer aussitôt un second repas qui leur fut servi comme le précédent dans la grande salle de l'auberge. Reposés maintenant, ils s'attardèrent. Au dessert succédèrent les verres d'eau-de-vie qui disparaissaient comme de l'eau dans ces rudes gosiers.
Au cours de l'après-midi, plusieurs voitures s'arrêtèrent à l'auberge et de nombreux piétons entrèrent boire un coup. Des paysans, pour la plupart, qui, la besace au dos, le bâton à la main, se rendaient à Gran ou en revenaient. Presque tous étaient des habitués et l'hôtelier ne pouvait que s'applaudir d'avoir la tête solide réclamée, par sa profession, car il trinquait avec tous ses clients les uns après les autres. Cela faisait marcher le commerce. On cause, en effet, en trinquant, et parler assèche le gosier, ce qui excite à de nouvelles libations.
Ce jour-là précisément la conversation ne manquait pas d'aliment. Le crime commis pendant la nuit mettait les cervelles à l'envers. La nouvelle en avait été apportée par les premiers passants, et chacun racontait un détail inédit ou émettait son avis personnel.
L'aubergiste apprit ainsi successivement que la magnifique villa possédée par le comte Hagueneau à cinq cents mètres de la rive du Danube avait été complètement dévalisée et que le gardien Christian était grièvement blessé; que ce crime était sans doute l'oeuvre de l'insaisissable bande de malfaiteurs auxquels on attribuait tant d'autres crimes impunis; que la police enfin sillonnait la campagne et que les criminels étaient recherchés par la brigade récemment créée pour la surveillance du fleuve.
Les deux rouliers ne se mêlaient pas aux conversations que suscitait l'événement, conversations qui se développaient à grand accompagnement d'exclamations et de cris. Silencieusement, ils restaient à l'écart, mais sans doute ils ne perdaient rien des propos échangés autour d'eux, car ils ne pouvaient manquer de s'intéresser à ce qui passionnait tout le monde.
Cependant, le bruit s'apaisa peu à peu, et, vers six heures et demie du soir, ils furent de nouveau seuls dans la grande salle, d'où le dernier consommateur venait de s'éloigner. L'un d'eux interpella aussitôt l'aubergiste fort activé à rincer des verres sur son comptoir. Celui-ci s'empressa d'accourir.
«Que désirent ces messieurs? demanda-t-il.