Karl Dragoch, pendant cinq minutés, retourna sous toutes ses faces le cas de conscience qui s'imposait à lui. Partir sans avoir revu Ilia Brusch?.. Ou bien rester, placer Friedrick Ulhmann en embuscade dans la cabine, et, quand le pêcheur apparaîtrait, sauter sur lui sans crier gare, quitte à s'expliquer après?... Non, décidément. Répondre par cette trahison à un tel acte de dévouement, cela lui soulevait le coeur. Mieux valait, au risque de laisser à un coupable une chance de salut, commencer l'enquête en oubliant provisoirement ce qu'il croyait savoir. Si cette enquête le ramenait finalement à Ilia Brusch, si son devoir l'obligeait alors à traiter son sauveur en ennemi, ce serait du moins face à face qu'il le combattrait, et après lui avoir donné le temps de se mettre en défense.
Acceptant du geste toutes les conséquences de sa décision, Karl Dragoch, son parti pris, rentra dans la cabine. Par un mot déposé en évidence il avertit Ilia Brusch de la nécessité où il était de s'absenter, en priant son hôte de l'attendre au moins pendant vingt-quatre heures. Puis il se disposa à partir.
--Combien d'hommes avons-nous? demanda-t-il en sortant de la cabine.
--Il y en a deux sur place, mais on est en train de battre le rappel. Nous en aurons une dizaine avant ce soir.
--Bien, approuva Karl Dragoch. Ne m'as-tu pas dit que le théâtre du crime n'était pas éloigné?
--Deux kilomètres à peu près, répondit Ulhmann.
--Conduis-moi, » dit Karl Dragoch en sautant sur la rive.
IX
LES DEUX ÉCHECS DE DRAGOCH
Les Karpathes décrivent, dans la partie septentrionale de la Hongrie, un immense arc de cercle, dont l'extrémité occidentale se divise en deux branches secondaires. L'une va mourir au Danube à la hauteur de Presbourg; l'autre atteint le fleuve dans les environs de Gran, où elle se continue, sur la rive droite, par les sept cent soixante-six mètres du mont Pilis.
C'est au pied de cette médiocre montagne qu'un crime venait d'être commis, et c'est là que Karl Dragoch allait pour la première fois se trouver aux prises avec les redoutables malfaiteurs qu'il avait mission de poursuivre.
Quelques heures avant le moment où, faussant compagnie à son hôte, il se faisait violence pour obéir, malgré sa faiblesse, à l'invitation de Friedrich Ulhmann, une charrette lourdement chargée s'était arrêtée devant une misérable auberge construite à la base de l'une des collines par lesquelles le mont Pilis se raccorde à la vallée du Danube.
La position de cette auberge avait été judicieusement choisie au point de vue commercial. Elle commandait le croisement de trois routes se dirigeant, l'une vers le Nord, une autre vers le Sud-Est, et la troisième vers le Nord-Ouest. Ces trois routes aboutissant au Danube, celle du Nord à la courbe qu'il décrit en face du mont Pilis, celle du Sud-Est au bourg de Saint-André, celle du Nord-Ouest à la ville de Gran, l'auberge était située, en quelque sorte, entre les branches d'un vaste compas liquide et ne pouvait manquer de profiter du roulage alimentant la batellerie.
Le Danube qui, au sortir de Gran, coule sensiblement de l'Ouest à l'Est, s'infléchit, en effet, vers le Sud, à quelque distance du confluent de l'Ipoly, puis remonte au Nord, après avoir dessiné une demi-circonférence de faible rayon. Mais, presque aussitôt, il se replie sur lui-même, pour adopter une direction Nord-Sud, qu'il n'abandonnera plus, en aval, pendant un très grand nombre de kilomètres.
Au moment où le véhicule faisait halte, le soleil se levait à peine. Tout dormait encore dans la maison, dont les épais volets étaient hermétiquement fermés.
«Holà, oh! de l'auberge!.. appela, en heurtant la porte du manche de son fouet, l'un des deux hommes qui conduisaient la charrette.
--On y va! répondit de l'intérieur l'aubergiste réveillé en sursaut.
Un instant plus tard, une tête embroussaillée se montrait à une fenêtre du premier.
--Que voulez-vous? interrogea sans aménité l'aubergiste.
--Manger, d'abord; dormir, ensuite, dit le charretier.
--On y va, répéta l'hôte qui disparut dans l'intérieur.