Jules Verne

Des lettres, d'abord, que Karl Dragoch ne s'attarda pas à lire, mais que leur suscription montrait adressées à M. Ilia Brusch à Szalka; puis des reçus, parmi lesquels des quittances de loyer libellées au même nom. Rien d'intéressant dans tout cela.

Karl Dragoch allait peut-être y renoncer, quand un dernier document le fit tressaillir. Rien ne pouvait être plus innocent cependant, et il fallait être un policier pour éprouver, devant un tel «document», un autre sentiment qu'une sympathique émotion.

C'était un portrait, le portrait d'une jeune femme dont la parfaite beauté eût enthousiasmé un peintre. Mais un policier n'est pas un artiste, et ce n'est pas d'admiration pour ce ravissant visage que battait le coeur de Karl Dragoch. A peine même s'il en avait regardé les traits. A vrai dire, il n'avait rien vu de ce portrait, rien qu'une simple ligne d'écriture en langue bulgare tracée au bas de la photographie. « A mon cher mari, Natcha Ladko », tels étaient les mots que pouvait lire Karl Dragoch éperdu.

Ainsi, ses soupçons étaient justifiés, et logiques ses déductions basées sur les singularités observées. Ladko! C'était bien avec Ladko, qu'il descendait le Danube depuis tant de jours. C'était bien ce dangereux malfaiteur, vainement pourchassé jusqu'alors, qui se cachait sous l'inoffensive personnalité du lauréat de la Ligue Danubienne.

Quelle allait être la conduite de Karl Dragoch après une pareille constatation? Il n'avait pas encore pris de décision, quand un bruit de pas sur la berge lui fit rejeter vivement le portefeuille au fond du coffre dont il rabattit le couvercle. Le nouvel arrivant ne pouvait être Ilia Brusch parti depuis dix minutes à peine.

« Monsieur Dragoch! appela une voix au dehors.

--Friedrick Ulhmann! murmura Karl Dragoch qui parvint péniblement à se mettre debout et sortit en chancelant de la cabine.

--Excusez-moi de vous avoir appelé, dit Friedrick Ulhmann dès qu'il aperçut son chef. J'ai vu votre compagnon s'éloigner tout à l'heure et je vous savais seul.

--Qu'y a-t-il? demanda Karl Dragoch.

--Du nouveau, Monsieur. Un crime a été commis cette nuit.

--Cette nuit! s'écria Karl Dragoch en pensant aussitôt à l'absence d'Ilia Brusch au cours de la nuit précédente.

--Une villa a été pillée à proximité d'ici. Le gardien a été frappé.

--Mort?

--Non, mais grièvement blessé.

--C'est bon, dit Karl Dragoch en imposant de la main silence à son subordonné.

Il réfléchissait profondément. Que convenait-il de faire? Agir certes, et pour cela la force ne lui manquerait pas. La nouvelle qu'il venait d'apprendre était le meilleur des remèdes. Il ne lui restait plus de traces de l'accident dont il venait d'être victime. Il n'avait plus besoin maintenant de chercher un appui sur la cloison de la cabine. Sous le coup de fouet des nerfs, le sang revenait à flots à son visage.

Oui, il fallait agir, mais comment? Devait-il attendre le retour d'Ilia Brusch, ou plutôt de Ladko, puisque tel était le véritable nom de son compagnon de route, et lui mettre à l'improviste la main sur l'épaule au nom de la loi? Cela paraissait le plus sage, puisque désormais il ne pouvait subsister aucun doute sur la culpabilité du soi-disant pêcheur. Le soin avec lequel il dissimulait sa véritable personnalité, le mystère dont il s'entourait, ce nom qui était le sien et, en même temps, celui par lequel la rumeur publique désignait le chef des bandits, son absence de la nuit dernière concordant avec la découverte d'un nouveau crime, tout disait à Karl Dragoch qu'Ilia Brusch était bien le bandit recherché.

Mais ce bandit lui avait sauvé la vie!.. Voilà qui compliquait étrangement la situation!

Quelle apparence qu'un voleur, plus qu'un voleur, un assassin se fût jeté à l'eau pour l'en retirer? Et, quand bien même cette chose invraisemblable serait vraie, était-il possible, à qui venait d'être arraché à la mort, de reconnaître ainsi le dévouement de son sauveur? Quel risque, d'ailleurs, à surseoir à une arrestation? Maintenant que le faux Ilia Brusch était démasqué, que sa personnalité était connue, il lui serait impossible d'échapper aux forces de police disséminées le long du fleuve, et, dans le cas où l'enquête aboutirait en effet au soi-disant pêcheur, on disposerait alors d'un plus nombreux personnel, et l'arrestation serait opérée plus sûrement pour avoir été différée.