Jaeger. Si encore il ne s'agissait que de vols!..
Mais les malfaiteurs en question ne se contentent pas de voler. Ils assassinent au besoin. Pendant ces dix-huit mois, on leur attribue au moins dix meurtres dont les auteurs sont demeurés inconnus. Le dernier de ces meurtres, précisément, a été accompli à moins de cinquante kilomètres d'ici.
--Je comprends maintenant vos inquiétudes, dit Ilia Brusch. Peut-être même les aurais-je partagées, si j'avais été mieux renseigné. A l'avenir, nous nous arrêterons, le soir, autant que possible à proximité d'un village ou d'une ville, à commencer par notre halte d'aujourd'hui, que nous ferons à Gran.
--Oh! approuva M. Jaeger, là nous serons tranquilles. Gran est une ville importante.
--Je suis d'autant plus satisfait, continua Ilia Brusch, que vous vous y trouviez en sûreté, que je compte vous laisser seul la nuit prochaine.
--Vous avez l'intention de vous absenter?
--Oui, monsieur Jaeger, mais quelques heures seulement. De Gran, où j'espère bien arriver de bonne heure, je voudrais pousser une pointe jusqu'à Szalka, qui n'en est pas fort éloigné. C'est là que j'habite, comme vous le savez. Je serai, d'ailleurs, de retour avant l'aube, et notre départ, demain matin, n'en sera nullement retardé.
--A votre aise, monsieur Brusch, conclut M. Jaeger. Je conçois que vous ayez le désir de faire un tour chez vous, et à Gran, je le répète, il n'y a rien à redouter.
Pendant une demi-heure, la conversation fut interrompue. Après cet entr'acte, Karl Dragoch reprit sur nouveaux frais.
--C'est vraiment curieux, dit-il, que vous n'ayez jamais entendu parler de ces malfaiteurs du Danube. C'est d'autant plus curieux, qu'on s'est particulièrement occupé de cette affaire quelques jours après le concours de pêche de Sigmaringen.
--A quel propos? demanda Ilia Brusch.
--A propos de la constitution d'une brigade de police spéciale sous les ordres d'un chef que l'on dit fort habile, un nommé Karl Dragoch, détective de Budapest.
--Il aura fort à faire, observa Ilia Brusch, que ce nom ne parut pas autrement frapper. C'est long, le Danube, et il est peu commode de surveiller des gens sur lesquels on ne sait rien.
--C'est ce qui vous trompe, répliqua M. Jaeger. La police ne serait pas sans renseignements. De l'ensemble des témoignages recueillis résulterait, d'abord, un signalement presque certain du chef de la bande.
--Comment est-il fait, ce particulier-là? demanda Ilia Brusch.
--Comme aspect général, c'est un homme dans votre genre...
--Merci bien! interrompit en riant Ilia Brusch.
--Oui, poursuivit M. Jaeger, il serait à peu près de votre taille et de votre corpulence, mais pour le reste, par exemple, aucun rapport.
--Heureusement! soupira Ilia Brusch avec un air de soulagement qui voulait être comique.
--Il aurait, dit-on, de très beaux yeux bleus, et ne serait pas obligé comme vous de porter lunettes. En outre, tandis que vous êtes très brun et soigneusement rasé, il porterait toute sa barbe, que l'on dit blonde. Sur ce dernier point, notamment, les témoignages recueillis sont formels, à ce qu'on prétend.
--C'est une indication, évidemment, reconnut Ilia Brusch, mais encore bien vague. Il y a beaucoup de blonds, et s'il faut les passer tous au crible!..
--On sait encore autre chose. D'après les on dit, ce chef serait de nationalité bulgare... comme vous-même, monsieur Brusch!
--Que voulez-vous dire? demanda Ilia Brusch d'une, voix troublée.
--D'après votre accent, s'excusa Karl Dragoch d'un air innocent, je vous ai cru d'origine bulgare... Mais je me suis trompé, peut-être?.
--Vous ne vous êtes pas trompé, reconnut Ilia Brusch après une courte hésitation.
--Ce chef serait donc votre compatriote. Dans le public, son nom court même de bouche en bouche.
--Oh alors!.. Si l'on sait son nom!..
--Bien entendu, cela n'a rien d'officiel.
--Officiel ou officieux, quel serait le nom du paroissien.
--A tort ou à raison, les riverains du fleuve mettent les méfaits dont ils ont à souffrir au compte d'un certain Ladko.