Jules Verne

--Ladko!.. répéta Ilia Brusch qui, en proie à une évidente émotion, arrêta brusquement le va-et-vient de sa godille.

--Ladko, affirma Karl Dragoch, en surveillant du coin de l'oeil son interlocuteur.

Mais déjà celui-ci s'était ressaisi.

--C'est drôle, dit-il simplement, tandis que l'aviron reprenait entre ses mains son éternel travail.

--Qu'est-ce qui est drôle? insista Karl Dragoch. Connaîtriez-vous ce Ladko?

---Moi? protesta le pêcheur. Pas le moins du monde. Mais ce n'est pas un nom bulgare que Ladko. Voilà tout ce que je vois de drôle là-dedans.»

Karl Dragoch ne poussa pas plus avant un interrogatoire, qui, plus clair, risquait de devenir dangereux, et dont les résultats pouvaient d'ores et déjà être considérés comme satisfaisants. La surprise du pêcheur en entendant le signalement du malfaiteur, son trouble en connaissant la nationalité probable de celui-ci, son émotion en en apprenant le nom, tout cela était indéniable et donnait une force nouvelle aux présomptions antérieures, sans apporter toutefois aucune preuve décisive.

Comme l'avait prévu Ilia Brusch, il n'était pas encore deux heures de l'après-midi lorsque la barge arriva à Gran. Cinq cents mètres avant les premières maisons, le pêcheur prit terre sur la rive gauche, afin d'éviter, dit-il, d'être retardé par la curiosité populaire, et pria M. Jaeger de bien vouloir conduire seul la barge sur la rive droite, où il s'arrêterait au coeur de la ville, ce à quoi le passager consentit avec obligeance.

Son travail terminé, celui-ci se transforma en détective. La barge amarrée, il sauta sur le quai, en quête de l'un de ses hommes.

Il n'avait pas fait vingt pas qu'il se heurtait à Friedrick Ulhmann. Un dialogue rapide s'engagea entre les deux policiers.

«Tout va bien?

--Tout.

--Il faut resserrer le cercle, Ulhmann. Tes postes de deux hommes à un kilomètre l'un de l'autre désormais.

--Ça chauffe, alors?

--Oui.

--Tant mieux.

--Demain, tâche de ne pas me perdre des yeux. J'ai idée que nous brûlons.

---Compris.

--Et qu'on ne s'endorme pas! Du nerf! Qu'on se grouille!

--Comptez sur moi.

--Si tu apprends quelque chose, un signe de la berge, n'est-ce pas?

--Entendu.»

Les deux interlocuteurs se séparèrent, et Karl Dragoch réintégra l'embarcation.

Si son repos ne fut pas troublé par l'inquiétude qu'il prétendait éprouver d'ordinaire, il le fut, au cours de cette nuit, par le vacarme des éléments déchaînés. A minuit, une tempête de l'Est se leva, en effet, et augmenta d'heure en heure, tandis que la pluie faisait rage.

Au moment où, vers cinq heures du matin, Ilia Brusch regagna la barge, la pluie tombait toujours à torrents et le vent soufflait avec fureur dans une direction nettement opposée à celle du courant. Le pêcheur n'hésita pas, cependant, à partir. Son amarre larguée, il poussa aussitôt au milieu du fleuve et reprit son éternelle godille. Il lui fallait un véritable courage pour se mettre au travail dans de telles conditions, après une nuit qui n'avait pu manquer d'être fatigante.

La tempête ne montra, pendant les premières heures de la matinée, aucune tendance à décroître, au contraire. La barge, malgré l'aide du courant, ne gagnait que péniblement contre ce terrible vent debout, et c'est à peine si, après quatre heures d'efforts, elle était parvenue à une dizaine de kilomètres de la ville de Gran. Le confluent de l'Ipoly, sur la rive droite duquel est situé Szalka, où Ilia Brusch disait s'être rendu la nuit précédente, ne pouvait plus alors être bien éloigné.

A ce moment, la tempête redoubla de fureur, au point de rendre la situation réellement critique. Si le Danube n'est pas comparable à la mer, il est toutefois assez vaste pour que de véritables lames réussissent à s'y former lorsque le vent acquiert une grande violence. Il en était ainsi, ce jour-là, et, malgré la hâte dont Ilia Brusch faisait preuve, force lui fut de se réfugier près de la rive gauche.

Il ne devait pas l'atteindre..

Plus de cinquante mètres l'en séparaient encore, quand surgit un effrayant phénomène.