Jules Verne

Karl Dragoch ne songeait pas à visiter la ville, comme le croyait Ilia Brusch. Ce n'est pas en qualité de touriste qu'il voyageait. A peu de distance du pont, il se trouva en face du Dom, la cathédrale aux tours inachevées, mais il ne jeta qu'un coup d'oeil distrait sur son curieux portail de la fin du XVe siècle. Assurément, il n'irait pas admirer, au Palais des Princes de Tour et Taxis, la chapelle gothique et le cloître ogival, pas plus que la bibliothèque de pipes, bizarre curiosité de cet ancien couvent. Il ne visiterait pas davantage le Rathhaus, siège de la Diète autrefois, et aujourd'hui simple Hôtel de Ville, dont la salle est ornée de vieilles tapisseries, et où la chambre de torture avec ses divers appareils est montrée, non sans orgueil, par le concierge de l'endroit. Il ne dépenserait pas un _trinkgeld_, le pourboire allemand, à payer les services d'un cicérone. Il n'en avait pas besoin, et c'est sans le secours de personne qu'il se rendit au Bureau des Postes, où plusieurs lettres l'attendaient à des initiales convenues. Karl Dragoch, ayant lu ces lettres, sans que son visage décelât aucun sentiment, se disposait à sortir du bureau, lorsqu'un homme assez vulgairement vêtu l'accosta sur la porte.

Cet homme et Dragoch se connaissaient, car celui-ci d'un geste arrêta le nouveau venu au moment où il allait prendre la parole. Ce geste signifiait évidemment: «Pas ici.» Tous deux se dirigèrent vers une place voisine.

«Pourquoi ne m'as-tu pas attendu sur le bord du fleuve? demanda Karl Dragoch, quand il s'estima à l'abri des oreilles indiscrètes.

--Je craignais de vous manquer, lui fut-il répondu. Et, comme je savais que vous deviez venir à la poste....

--Enfin, te voilà, c'est l'essentiel, interrompit Karl Dragoch. Rien de neuf?

--Rien.

--Pas même un vulgaire cambriolage dans la région?

--Ni dans la région, ni ailleurs, le long du Danube s'entend.

--A quand remontent tes dernières nouvelles?

--Il n'y a pas deux heures que j'ai reçu un télégramme de notre bureau central de Budapest. Calme plat sur toute la ligne.

Karl Dragoch réfléchit un instant.

--Tu vas aller au Parquet de ma part. Tu donneras ton nom, Friedrick Ulhmann, et tu prieras qu'on te tienne au courant s'il survenait la moindre chose. Tu partiras ensuite pour Vienne.

--Et nos hommes?

--Je m'en charge. Je les verrai au passage. Rendez-vous à Vienne, d'aujourd'hui en huit, c'est le mot d'ordre.

--Vous laisserez donc le haut fleuve sans surveillance? demanda Ulhmann.

--Les polices locales y suffiront, répondit Dragoch, et nous accourrons à la moindre alerte. Jusqu'ici, d'ailleurs, il ne s'est jamais rien passé, au-dessus de Vienne, qui soit de notre compétence. Pas si bêtes, nos bonshommes, d'opérer si loin de leur base.

--Leur base?... répéta Ulhmann. Auriez-vous des renseignements particuliers?

--J'ai, en tous cas, une opinion.

--Qui est?...

--Trop curieux!... Quoi qu'il en soit, je te prédis que nous débuterons entre Vienne et Budapest.

--Pourquoi là plutôt qu'ailleurs?

--Parce que c'est là que le dernier crime a été commis. Tu sais bien, ce fermier qu'ils ont fait «chauffer» et qu'on a retrouvé brûlé jusqu'aux genoux.

--Raison de plus pour qu'ils opèrent ailleurs la prochaine fois.

--Parce que?...

--Parce qu'ils se diront que le district où ce crime a été perpétré doit être tout spécialement surveillé. Ils iront donc plus loin tenter la fortune. C'est ce qu'ils ont fait jusqu'ici. Jamais deux fois de suite au même endroit.»

--Ils ont raisonné comme des bourriques, et tu les imites, Friedrick Ulhmann, répliqua Karl Dragoch. Mais c'est bien sur leur sottise que je compte. Tous les journaux, comme tu as dû le voir, m'ont attribué un raisonnement analogue. Ils ont publié avec un parfait ensemble que je quittais le Danube supérieur, où, selon moi, les malfaiteurs ne se risqueraient pas à revenir, et que je partais pour la Hongrie méridionale. Inutile de te dire qu'il n'y a pas un mot de vrai là-dedans, mais tu peux être sûr que ces communications tendancieuses n'ont pas manqué de toucher les intéressés.