Jules Verne

--Vous en concluez?

--Qu'ils n'iront pas du côté de la Hongrie méridionale se jeter dans la gueule du loup.

--Le Danube est long, objecta Ulhmann. Il y a la Serbie, la Roumanie, la Turquie...

--Et la guerre?.. Rien à faire par là pour eux. Nous verrons bien, au surplus.

Karl Dragoch garda un instant le silence.

--A-t-on ponctuellement suivi mes instructions? reprit-il.

--Ponctuellement.

--La surveillance du fleuve a été continuée?

--Jour et nuit.

--Et l'on n'a rien découvert de suspect?

--Absolument rien. Toutes les barges, tous les chalands ont leurs papiers en règle. A ce propos, je dois vous dire que ces opérations de contrôle soulèvent beaucoup de murmures. La batellerie proteste, et, si vous voulez mon opinion, je trouve qu'elle n'a pas tort. Les bateaux n'ont rien avoir dans ce que nous cherchons. Ce n'est pas sur l'eau que des crimes sont commis.

Karl Dragoch fronça les sourcils.

--J'attache une grande importance à la visite des barges, des chalands et même des plus petites embarcations, répliqua-t-il d'un ton sec. J'ajouterai, une fois pour toutes, que je n'aime pas les observations.

Ulhmann fit le gros dos.

--C'est bon, Monsieur, dit-il.

Karl Dragoch reprît:

--Je ne sais encore ce que je ferai... Peut-être m'arrêterai-je à Vienne. Peut-être pousserai-je jusqu'à Belgrade... Je ne suis pas fixé... Comme il importe de ne pas perdre de contact, tiens-moi au courant par un mot adressé en autant d'exemplaires qu'il sera nécessaire à ceux de nos hommes échelonnés entre Ratisbonne et Vienne.

--Bien, Monsieur, répondit Ulhmann. Et moi?.. Où vous reverrai-je?

--A Vienne, dans huit jours, je te l'ai dit, répondit Dragoch.

Il réfléchit quelques instants.

--Tu peux te retirer, ajouta-t-il. Ne manque pas de passer au Parquet et prends ensuite le premier train.

Ulhmann s'éloignait déjà. Karl Dragoch le rappela.

--Tu as entendu parler d'un certain Ilia Brusch? interrogea-t-il.

--Ce pêcheur qui s'est engagé à descendre le Danube la ligne à la main?

--Précisément. Eh bien, si tu me vois avec lui, n'aie pas l'air de me connaître.»

Là-dessus, ils se séparèrent, Friedrick Ulhmann disparut vers le haut quartier, tandis que Karl Dragoch se dirigeait vers l'hôtel de la Croix-d'Or, où il comptait dîner.

Une dizaine de convives, causant de choses et d'autres, étaient déjà à table, lorsqu'il prit place à son tour. S'il mangea de grand appétit, Karl Dragoch ne se mêla point à la conversation. Il écoutait, par exemple, en homme qui a l'habitude de prêter l'oreille à tout ce qu'on dit autour de lui. Aussi ne put-il manquer d'entendre, quand l'un des convives demanda à son voisin:

«Eh bien, cette fameuse bande, on n'en a donc pas de nouvelles?

--Pas plus que du fameux Brusch, répondit l'autre. On attendait son passage à Ratisbonne, et il n'a pas encore été signalé.

--C'est singulier.

--A moins que Brusch et le chef de la bande ne fassent qu'un.

--Vous voulez rire?

--Eh!.. qui sait?..»

Karl Dragoch avait vivement relevé les yeux. C'était la seconde fois que cette hypothèse, décidément dans l'air, venait s'imposer à son attention. Mais il eut comme un imperceptible haussement d'épaules, et acheva son dîner sans prononcer une parole. Plaisanterie que tout cela. D'ailleurs, il était bien renseigné, ce bavard, qui ne connaissait même pas l'arrivée d'Ilia Brusch à Ratisbonne.

Son dîner terminé, Karl Dragoch redescendit vers les quais. Là, au lieu de regagner tout de suite la barge, il s'attarda quelques instants sur le vieux pont de pierre qui réunit Ratisbonne à Stadt-am-Hof, son faubourg, et laissa errer son regard sur le fleuve, où quelques bateaux glissaient encore en se hâtant de profiter de la lumière mourante du jour.

Il s'oubliait dans cette contemplation, quand une main se posa sur son épaule, en même temps que l'interpellait une voix familière.

«Il faut croire, monsieur Jaeger, que tout cela vous intéresse.

Karl Dragoch se retourna et vit, en face de lui, Ilia Brusch, qui le regardait en souriant.