Jules Verne

Il avait de bonnes raisons de savoir que le pêcheur et le policier n'avaient rien de commun, et, procédant par analogie, il considéra comme infiniment vraisemblable que ce pêcheur n'eût pas plus de rapport avec le malfaiteur recherché. Mais, de ce qu'une chose n'a pas été faite, il ne s'ensuit pas qu'elle ne puisse l'être, et Karl Dragoch avait pensé aussitôt que le joyeux Serbe avait raison, et qu'un détective, désireux de surveiller le Danube tout à son aise, se fût, en effet, montré très habile, en empruntant la personnalité d'un pêcheur assez notoire pour que personne n'en puisse raisonnablement suspecter l'identité professionnelle.

Quelque tentante que fût cette combinaison, il y fallait cependant renoncer. Le concours de Sigmaringen avait eu lieu, Ilia Brusch, vainqueur du tournoi, avait annoncé publiquement son projet, et certainement il ne se prêterait pas de bonne grâce à une substitution de personne, substitution très scabreuse, au surplus, puisque les traits du lauréat étaient désormais connus d'un grand nombre de ses collègues.

Toutefois, s'il fallait renoncer à ce qu'Ilia Brusch consentît à laisser effectuer sous son nom, par un autre que lui, le voyage qu'il avait entrepris, il existait peut-être un moyen terme d'arriver au même but. Dans l'impossibilité d'être Ilia Brusch, Karl Dragoch ne pouvait-il se contenter de prendre passage à son bord? Qui ferait attention au compagnon d'un homme devenu presque célèbre et qui monopoliserait par conséquent à son profit l'intérêt général? Et même, si quelqu'un laissait par inadvertance tomber un regard distrait sur ce compagnon obscur, était-il admissible qu'il établît le moindre rapprochement entre ce vague inconnu et le policier, qui accomplirait ainsi sa mission dans une ombre protectrice?

Ce projet longuement examiné, Karl Dragoch, en dernière analyse, le jugea excellent, et résolut de le réaliser. On a vu avec quelle maëstria il avait machiné sa scène initiale, mais cette scène eût été, au besoin, suivie de beaucoup d'autres. S'il l'avait fallu, Ilia Brusch eût été traîné chez le commissaire, emprisonné même sous de spécieux prétextes, effrayé de cent façons. Karl Dragoch, on peut en être sûr, eût joué de l'arbitraire sans remords, jusqu'au moment où le pêcheur, terrifié, n'aurait plus vu qu'un sauveur dans le passager qu'il repoussait.

Le détective s'estimait heureux, toutefois, d'avoir triomphé sans employer cette violence morale et sans continuer la comédie plus loin que le premier acte.

Maintenant, il était dans la place, bien certain que, s'il faisait mine de vouloir la quitter, son hôte s'opposerait à son départ avec autant d'énergie qu'il s'était opposé à son entrée. Restait à tirer parti de la situation.

Pour cela, Karl Dragoch n'avait qu'à se laisser entraîner par le courant. Pendant que son compagnon pêcherait ou godillerait, il surveillerait le fleuve, où rien d'anormal n'échapperait à son regard expérimenté. Chemin faisant, il s'aboucherait avec ses hommes disséminés le long des rives. A la première nouvelle d'un délit ou d'un crime, il se séparerait d'Ilia Brusch pour se lancer sur les traces des malfaiteurs, et il en serait au besoin de même, si, en l'absence de tout crime ou de tout délit, un indice suspect attirait son attention.

Tout cela était sagement combiné et, plus il y pensait, plus Karl Dragoch s'applaudissait de son idée, qui, en lui assurant l'incognito sur toute la longueur du Danube, multipliait les chances du succès.

Malheureusement, en raisonnant ainsi, le détective ne tenait pas compte du hasard. Il ne se doutait guère qu'une série de faits des plus singuliers allait, dans peu de jours, aiguiller ses recherches dans une direction imprévue et donner à sa mission une ampleur inattendue.

VI

LES YEUX BLEUS

En quittant la barge, Karl Dragoch gagna les quartiers du centre. Il connaissait Ratisbonne, et c'est sans hésiter sur la direction à suivre qu'il s'engagea à travers les rues silencieuses, flanquées ça et là de donjons féodaux à dix étages, de cette cité jadis bruyante, que n'anime plus guère une population tombée à vingt-six mille âmes.