Celui-ci n'avait jamais rêvé pareil succès, et il en arrivait à penser que M. Jaeger pourrait bien, en fin de compte, avoir fait une excellente affaire. En attendant que ce point fût élucidé, il importait de remettre les quarante et un florins à leur légitime propriétaire, mais Ilia Brusch fut dans l'impossibilité de s'acquitter de ce devoir. M. Jaeger avait, en effet, quitté discrètement la barge, en prévenant son compagnon, par un mot laissé en évidence, que celui-ci n'eût pas à l'attendre pour le souper et qu'il reviendrait seulement assez tard dans la soirée.
Ilia Brusch trouva fort naturel que M. Jaeger voulût profiter de cette occasion de visiter une ville qui fut pendant cinquante ans le siège de la diète impériale. Peut-être, aurait-il éprouvé moins de satisfaction et plus de surprise, s'il avait su à quelles occupations se livrait alors son passager, et s'il en avait connu la véritable personnalité.
«M. Jaeger, 45, Leipzigerstrasse, Vienne», avait docilement écrit Ilia Brusch sous la dictée du nouveau venu. Mais celui-ci eût été fort embarrassé si le pêcheur s'était montré plus curieux, et si, reprenant pour son compte une requête dont il venait d'apprécier le désagrément, il avait, à l'exemple de l'indiscret pandore, demandé à M. Jaeger de lui montrer ses papiers.
Ilia Brusch négligea cette précaution, dont la légitimité lui avait cependant été démontrée, et cette négligence devait avoir pour lui de terribles résultats.
Quel nom le gendarme allemand avait lu sur le passeport que lui présentait M. Jaeger, nul ne le sait; mais, si ce nom était bien exactement celui du véritable propriétaire du passeport, le gendarme n'avait pu en lire un autre que celui de Karl Dragoch.
Le passionné amateur de pêche et le chef de la police danubienne ne faisaient, en effet, qu'une seule et unique personne. Résolu à s'introduire, coûte que coûte, dans l'embarcation d'Ilia Brusch, Karl Dragoch, prévoyant la possibilité d'une invincible résistance, avait dressé ses batteries en conséquence. L'intervention du gendarme était préparée, et la scène truquée comme une scène de théâtre. L'événement démontrait que Karl Dragoch avait frappé juste, puisque Ilia Brusch considérait maintenant comme une heureuse chance d'avoir, au milieu des dangers qui lui étaient révélés, ce protecteur dont il ne pouvait contester la puissance.
Le succès était même si complet que Dragoch en était troublé. Pourquoi, après tout, Ilia Brusch avait-il montré tant d'émotion devant l'injonction du gendarme? Pourquoi avait-il une telle crainte de voir se rééditer une aventure de ce genre, qu'il sacrifiait à cette crainte l'amour--dont la violence avait bien aussi, d'ailleurs, quelque chose d'excessif--qu'il proclamait avoir pour la solitude? Un honnête homme, que diable! n'a pas à redouter si fort une comparution devant un commissaire de police. Le pis qui puisse en résulter, c'est un retard de quelques heures, de quelques jours à la rigueur, et quand on n'est pas pressé... Il est vrai qu'Ilia Brusch était pressé, ce qui ne laissait pas de donner aussi à réfléchir.
Défiant par nature, comme tout bon policier, Karl Dragoch réfléchissait. Mais il avait aussi trop de bon sens pour se laisser égarer par des particularités fugitives, dont l'explication était probablement des plus simples. Il enregistra donc purement et simplement ces petites remarques dans sa mémoire, et appliqua les ressources de son esprit à la solution du problème, plus sérieux celui-là, qu'il s'était posé.
Le projet que Karl Dragoch avait mis à exécution, en s'imposant à Ilia Brusch à titre de passager, n'était pas né tout armé dans son cerveau. Le véritable auteur en était Michael Michaelovitch, qui, d'ailleurs, ne s'en doutait guère. Quand ce Serbe facétieux avait plaisamment insinué, au _Rendez-vous des Pêcheurs_, que le lauréat de la Ligue Danubienne pourrait bien être, au choix, soit le malfaiteur poursuivi, soit le policier poursuivant, Karl Dragoch avait accordé une sérieuse attention à ces propos émis à la légère. Certes, il ne les avait pas pris au pied de la lettre.