Jules Verne

Cette canne se composait de deux parties, l'une forte à sa base de quatre centimètres et diminuant jusqu'à n'avoir plus qu'un centimètre à l'endroit où commençait la seconde, le scion, cette dernière en bois fin et résistant. Faite d'une gaule de noisetier, elle mesurait près de quatre mètres de longueur, ce qui permettait au pêcheur de s'attaquer, sans s'éloigner de la rive, aux poissons de fond, tels que la brème et le gardon rouge.

Ilia Brusch, montrant à M. Jaeger les hameçons qu'il venait de fixer avec l'empile à l'extrémité du crin de Florence:

--Vous voyez, monsieur Jaeger, dit-il, ce sont des hameçons numéro onze, très fins de corps. Comme amorce, ce qu'il y a de meilleur, pour le gardon, c'est du blé cuit, crevé d'un côté seulement et bien amolli... Allons! voilà qui est fini et je n'ai plus qu'à tenter la fortune.»

Tandis que M. Jaeger s'accotait contre le tôt, il s'assit sur le banc, son épuisette à sa portée, puis la ligne fut lancée après un balancement méthodique, qui n'était pas dépourvu d'une certaine grâce. Les hameçons s'enfoncèrent sous les eaux jaunâtres, et la plombée leur donna une position verticale, ce qui est préférable, de l'avis de tous les professionnels. Au-dessus d'eux, surnageait la flotte, faite d'une plume de cygne, qui, n'absorbant pas l'eau, est, par cela même, excellente.

Il va de soi qu'un profond silence régna dans l'embarcation à partir de ce moment. Le bruit des voix effarouche trop facilement le poisson, et d'ailleurs un pêcheur sérieux a autre chose à faire qu'à s'oublier en bavardages. Il doit être attentif à tous les mouvements de sa flotte, et ne pas laisser échapper l'instant précis où il convient de ferrer la proie.

Pendant cette matinée, Ilia Brusch eut lieu d'être satisfait. Non seulement il prit une vingtaine de gardons, mais encore douze chevesnes et quelques dards. Si M. Jaeger avait en réalité les goûts du passionné amateur qu'il s'était vanté d'être, il ne pouvait qu'admirer la précision rapide avec laquelle son hôte ferrait, ainsi que cela est nécessaire pour les poissons de cette espèce. Dès qu'il sentait que «cela mordait», il se gardait bien de ramener aussitôt ses captures à la surface de l'eau, il les laissait se débattre dans les fonds, se fatiguer en vains efforts pour se décrocher, montrant ce sang-froid imperturbable qui est l'une des qualités de tout pêcheur digne de ce nom.

La pêche fut terminée vers onze heures. Pendant la belle saison, le poisson ne mord pas, en effet, aux heures où le soleil, parvenu à son point culminant, fait scintiller la surface des eaux. Le butin, d'ailleurs, était suffisamment abondant. Ilia Brusch craignait même qu'il ne le fût trop, en raison du peu d'importance de la ville de Neustadt où la barge s'arrêta vers cinq heures.

Il se trompait. Vingt-cinq ou trente personnes guettaient son apparition et le saluèrent de leurs applaudissements, dès que l'embarcation fut amarrée. Bientôt il ne sut auquel entendre, et, en quelques instants, les poissons furent échangés contre vingt-sept florins, qu'Ilia Brusch versa, séance tenante, à M. Jaeger à titre de premier dividende.

Celui-ci, conscient de n'avoir aucun droit à l'admiration publique, s'était modestement abrité sous le tôt, où Ilia Brusch vint le rejoindre, aussitôt qu'il put se débarrasser de ses enthousiastes admirateurs. Il convenait, en effet, de ne pas perdre de temps pour chercher le sommeil, la nuit devant être fort écourtée. Désireux d'être de bonne heure à Ratisbonne, dont près de soixante-dix kilomètres le séparaient, Ilia Brusch avait décidé qu'il se remettrait en route dès une heure du matin, ce qui lui donnerait le loisir de pêcher encore au cours de la journée suivante, malgré la longueur de l'étape.

Une trentaine de livres de poissons furent prises par Ilia Brusch avant midi, si bien que les curieux qui se pressaient sur le quai de Ratisbonne n'eurent pas le regret de s'être dérangés en vain. L'enthousiasme public augmentait visiblement. Il s'établit, en plein air, de véritables enchères entre les amateurs, et les trente livres de poissons ne rapportèrent pas moins de quarante et un florins au lauréat de la Ligue Danubienne.