Jules Verne

Le courant, déjà fort assagi, atteignait à peu près une lieue à l'heure. Des barques de toutes dimensions, parmi lesquelles quelques lourds bateaux chargés à couler, le descendaient, s'aidant parfois d'une large voile que gonflait une brise de Nord-Ouest. Le temps s'annonçait beau, sans menace de pluie.

Dès qu'il fut au milieu du courant, Ilia Brusch manoeuvra sa godille et activa la marche de l'embarcation. M. Jaeger, quelques heures plus tard, le trouva livré à cette occupation, et jusqu'au soir il en fut ainsi, sauf un court repos au moment du déjeuner, pendant lequel la dérive ne fut même pas interrompue. Le passager ne formula aucune observation, et, s'il fut étonné de tant de hâte, il garda son étonnement pour lui.

Peu de paroles furent échangées au cours de cette journée. Ilia Brusch godillait énergiquement. Quant à M. Jaeger, il observait avec une attention, qui aurait certainement frappé son hôte, si celui-ci eût été moins absorbé, les bateaux qui sillonnaient le Danube, à moins que son regard n'en parcourût les deux rives. Ces rives étaient notablement abaissées. Le fleuve montrait même une tendance à s'élargir aux dépens des alentours. La berge de gauche, à demi submergée, ne se distinguait plus avec précision, tandis que, sur la berge droite, élevée artificiellement pour l'établissement de la voie ferrée, les trains couraient, les locomotives haletaient, mêlant leurs fumées à celles des dampsboots, dont les roues battaient l'eau à grand bruit.

A Offingen, devant lequel on passa dans l'après-midi, la voie ferrée obliqua vers le Sud, définitivement repoussée par le fleuve et la rive droite fut transformée à son tour en un vaste marais, dont rien n'indiquait la fin, lorsqu'on s'arrêta, le soir, à Dillingen, pour la nuit.

Le lendemain, après une étape aussi rude que celle de la veille, le grappin fut jeté en un point désert, à quelques kilomètres au-dessus de Neubourg, et, de nouveau, l'aube du 15 août se leva quand la barge était déjà au milieu du courant.

C'est pour le soir de ce jour qu'Ilia Brusch avait annoncé son arrivée à Neustadt. Il eût été honteux de s'y présenter les mains vides. Les conditions atmosphériques étant favorables et l'étape devant être sensiblement plus courte que les précédentes, Ilia Brusch se résolut donc à pêcher.

Dès les premières heures du jour, il vérifia ses engins, avec un soin minutieux. Son compagnon, assis à l'arrière de la barque, semblait d'ailleurs s'intéresser à ses préparatifs, ainsi qu'il sied à un véritable amateur. Tout en travaillant, Ilia Brusch ne dédaignait pas de causer.

«Aujourd'hui, comme vous le voyez, monsieur Jaeger, je me dispose à pêcher, et les apprêts de la pêche sont un peu longs. C'est que le poisson est défiant de sa nature, et on ne saurait prendre trop de précautions pour l'attirer. Certains ont une intelligence rare, entre autres la tanche. Il faut lutter de ruse avec elle, et sa bouche est tellement dure, qu'elle risque de casser la ligne.

--Pas fameux, la tanche, je crois, fit observer M. Jaeger.

--Non, car elle affectionne les eaux bourbeuses, ce qui communique souvent à sa chair un goût désagréable.

--Et le brochet?

--Excellent, le brochet, déclara Ilia Brusch, à la condition de peser au moins cinq ou six livres; quant aux petits, ils ne sont qu'arêtes. Mais, dans tous les cas, le brochet ne saurait être rangé parmi les poissons intelligents et rusés.

--Vraiment, monsieur Brusch! Ainsi donc, les requins d'eau douce, comme on les appelle...

--Sont aussi bêtes que les requins d'eau salée, monsieur Jaeger. De véritables brutes, au même niveau que la perche ou l'anguille! Leur pêche peut donner du profit, de l'honneur jamais... Ce sont, comme l'a écrit un fin connaisseur, des poissons «qui se prennent» et «qu'on ne prend pas».

M. Jaeger ne pouvait qu'admirer la conviction si persuasive d'Ilia Brusch, non moins que la minutieuse attention avec laquelle il préparait ses engins.

Tout d'abord, il avait saisi sa canne à la fois flexible et légère, qui, après avoir été ployée à son extrémité jusqu'à son point de rupture, s'était redressée aussi droite qu'auparavant.