Jules Verne

Fallait-il donc compter Natcha au nombre des victimes de ces troubles, ou bien avait-elle été incarcérée par les autorités turques, soit comme otage, soit comme complice présumée de son mari?

Après un mois de ce silence, il ne put le supporter davantage, et se résolut à tout braver pour rentrer en Bulgarie afin d'en connaître la véritable cause.

Toutefois, dans l'intérêt même de Natcha, il importait d'agir avec prudence. Aller sottement se faire prendre par les sentinelles turques n'eût servi de rien. Son retour n'aurait d'utilité que s'il pouvait pénétrer dans la ville de Roustchouk et y circuler librement, malgré les soupçons dont il était l'objet. Il agirait ensuite au mieux, selon les circonstances. Au pis aller, et dût-il repasser précipitamment la frontière, il aurait eu du moins la joie de serrer sa femme sur son coeur.

Serge Ladko chercha pendant plusieurs jours la solution de ce difficile problème. Il crut enfin l'avoir trouvée, et, sans se confier à personne, mit immédiatement à exécution le plan imaginé par lui.

Ce plan réussirait-il? L'avenir le lui dirait. Il fallait, en tous cas, tenter le sort, et c'est pourquoi, dans la matinée du 28 juillet 1876, les plus proches voisins du pilote, dont nul ne connaissait le nom véritable, aperçurent hermétiquement close la petite maison dans laquelle, depuis plusieurs mois, il avait abrité sa solitude.

Quel était le plan de Ladko, les dangers auxquels il allait s'exposer en s'efforçant de le réaliser, par quels côtés les événements de Bulgarie, et de Roustchouk en particulier, se relient au concours de pêche de Sigmaringen, c'est ce que le lecteur apprendra dans la suite de ce récit nullement imaginaire, dont les principaux personnages vivent encore de nos jours sur les bords du Danube.

V

KARL DRAGOCH

Aussitôt qu'il eut son reçu en poche, M. Jaeger procéda à son installation. Après s'être enquis de la couchette qui lui était attribuée, il disparut dans la cabine, en emportant sa valise. Dix minutes plus tard, il en ressortait, transformé de la tête aux pieds. Vêtu comme un pêcheur fini,--rude vareuse, bottes fortes, casquette de loutre,--il semblait la copie d'Ilia Brusch.

M. Jaeger éprouva un peu de surprise, en constatant que, pendant sa courte absence, son hôte avait quitté la barge. Respectueux de ses engagements, il ne se permit toutefois aucune question, quand celui-ci revint, une demi-heure plus tard. C'est sans l'avoir sollicité qu'il apprit qu'Ilia Brusch avait cru devoir envoyer quelques lettres aux journaux, afin de leur annoncer son arrivée à Neustadt pour le surlendemain soir, et à Ratisbonne pour le jour suivant. Maintenant que les intérêts de M. Jaeger étaient en jeu, il importait en effet de ne plus rencontrer un désert pareil à celui qu'on avait trouvé à Ulm. Ilia Brusch exprima même le regret de ne pouvoir s'arrêter aux villes qu'on traverserait avant Neustadt, et notamment à Neubourg et à Ingolstadt, qui sont des cités assez importantes. Ces arrêts, malheureusement, ne cadraient pas avec son plan d'étapes et il était forcé d'y renoncer.

M. Jaeger parut enchanté de la réclame faite à son profit et ne manifesta pas autrement d'ennui de ne pouvoir s'arrêter à Neubourg et à Ingolstadt. Il approuva son hôte, au contraire, et l'assura une fois de plus qu'il n'entendait aucunement diminuer sa liberté, ainsi qu'ils en étaient convenus.

Les deux compagnons soupèrent ensuite face à face, à cheval sur l'un des bancs. A titre de bienvenue, M. Jaeger corsa même le menu d'un superbe jambon, qu'il sortit de son inépuisable valise, et ce produit de la ville de Mayence fut fort apprécié d'Ilia Brusch, qui commença à estimer que son convive avait du bon.

La nuit se passa sans incident. Avant le lever du soleil, Ilia Brusch largua les amarres, en évitant de troubler le profond sommeil dans lequel était plongé son aimable passager.

A Ulm, où il achève de traverser le petit royaume de Wurtemberg pour pénétrer en Bavière, le Danube n'est encore qu'un modeste cours d'eau. Il n'a pas reçu les grands tributaires qui accroissent sa puissance en aval, et rien ne permet de présager qu'il va devenir l'un des plus importants fleuves de l'Europe.