Jules Verne

Celui-ci était donc de retour à Roustchouk?

L'angoisse mortelle que cette complication lui fit éprouver n'ébranla pas la résolution de Ladko: Il avait fait d'avance à la patrie le sacrifice de sa vie. Il saurait aussi, s'il le fallait, lui sacrifier plus encore: son bonheur mille fois plus précieux. Au bruit du coup de feu, il s'était laissé tomber au fond de l'embarcation. Mais ce n'était là qu'une ruse de guerre destinée à éviter une nouvelle attaque, et la détonation n'avait pas cessé de se répercuter dans la campagne, que sa main, appuyant plus lourdement sur l'aviron, poussait plus vite le bateau vers la ville roumaine de Giurgievo, dont les lumières commençaient à piquer la nuit grandissante.

Parvenu à destination, Ladko s'occupa activement de sa mission.

Il se mit en rapport avec les émissaires du Gouvernement du Tzar, les uns arrêtés à la frontière russe, certains fixés incognito à Budapest et à Vienne. Plusieurs chalands, chargés par ses soins d'armes et de munitions, descendirent le courant du Danube.

Fréquentes étaient les nouvelles qu'il recevait de Natcha, par des lettres envoyées au nom d'emprunt qu'il avait choisi, et portées en territoire roumain à la faveur de la nuit. Bonnes tout d'abord, ces nouvelles ne tardèrent pas à devenir plus inquiétantes. Ce n'est pas que Natcha prononçât le nom de Striga. Elle semblait même ignorer que le bandit fût revenu en Bulgarie, et Ladko commença à douter du bien-fondé de ses craintes. Par contre, il était certain que celui-ci avait été dénoncé aux autorités turques, puisque la police avait fait irruption dans sa demeure et s'était livrée à une perquisition, d'ailleurs sans résultat. Il ne devait donc pas se hâter de revenir en Bulgarie, car son retour eût été un véritable suicide. On connaissait son rôle, on le guettait, jour et nuit, et il ne pourrait se montrer en ville sans être arrêté au premier pas. Arrêté étant, chez les Turcs, synonyme d'exécuté, il fallait donc que Ladko s'abstint de reparaître, jusqu'au moment où la révolte serait ouvertement proclamée, sous peine d'attirer les pires malheurs sur lui-même et sur sa femme, que l'on n'avait jusqu'ici nullement inquiétée.

Ce moment ne tarda pas à arriver. La Bulgarie se souleva au mois de mai, trop prématurément au gré du pilote qui augurait mal de cette précipitation.

Quelle que fût son opinion à cet égard, il devait courir au secours de son pays. Le train l'amena à Zombor, la dernière ville hongroise, proche du Danube, qui fût alors desservie par le chemin de fer. Là, il s'embarquerait et n'aurait plus qu'à s'abandonner au courant.

Les nouvelles qu'il trouva à Zombor le forcèrent à interrompre son voyage. Ses craintes n'étaient que trop justifiées. La révolution bulgare était écrasée dans l'oeuf. Déjà la Turquie concentrait des troupes nombreuses dans un vaste triangle dont Roustchouk, Widdin et Sofia formaient les sommets, et sa main de fer s'appesantissait plus lourdement sur ces malheureuses contrées. Ladko dut revenir en arrière et retourner attendre de meilleurs jours dans la petite ville où il avait fixé sa résidence.

Les lettres de Natcha, qu'il y reçut bientôt, lui démontrèrent l'impossibilité de prendre un autre parti. Sa maison était surveillée plus que jamais, à ce point que Natcha devait se considérer comme virtuellement prisonnière; plus que jamais on le guettait, et il lui fallait, dans l'intérêt commun, s'abstenir soigneusement de toute démarche imprudente.

Ladko rongea donc son frein dans l'inaction, les envois d'armes ayant été forcément supprimés depuis l'avortement de la révolte et la concentration des troupes turques sur les rives du fleuve. Mais cette attente, déjà pénible par elle-même, lui devint tout à fait intolérable, quand, vers la fin du mois de juin, il cessa de recevoir aucune nouvelle de sa chère Natcha.

Il ne savait que penser, et ses inquiétudes devinrent de torturantes angoisses à mesure que le temps s'écoula. Il était, en effet, en droit de tout craindre. Le 1er juillet, la Serbie avait officiellement déclaré la guerre au Sultan, et, depuis lors, la région du Danube était sillonnée de troupes, dont le passage incessant s'accompagnait des plus terribles excès.