Jules Verne

Etre vaincu!... Avoir trouvé son maître, lui, Striga, qui s'enorgueillissait tant de sa force athlétique!... C'était plus d'humiliations qu'il n'en pouvait supporter, et il résolut de se venger. Avec quelques aventuriers de son acabit, il attendit Ladko, un soir que celui-ci remontait la berge du fleuve. Cette fois, il ne s'agissait plus d'une simple rixe, mais bien d'un assassinat en règle. Les assaillants brandissaient des couteaux.

Cette nouvelle attaque n'eut pas plus de succès que la précédente. Armé d'un aviron qu'il manoeuvrait comme une massue, le pilote força ses agresseurs à la retraite, et Striga, serré de près, fut obligé à une fuite honteuse.

Cette leçon avait été suffisante, sans doute, car le louche personnage ne recommença pas sa criminelle tentative. Au début de l'année 1875, Serge Ladko épousa Natcha Gregorevitch, et depuis lors, on s'adorait à plein coeur dans la confortable maison du pilote.

C'est au milieu de cette lune de miel, dont plus d'une année n'avait pas atténué l'éclat, que survinrent les événements de Bulgarie, dans les premiers mois de 1876. L'amour que Serge Ladko éprouvait pour sa femme ne pouvait, quelque profond fût-il, lui faire oublier celui qu'il devait à son pays. Sans hésiter, il fit partie de ceux qui, tout de suite, se groupèrent, se concertèrent, s'ingéniant à chercher les moyens de remédier aux misères de la patrie.

Avant tout, il fallait se procurer des armes. De nombreux jeunes gens émigrèrent dans ce but, franchirent le fleuve, se répandirent en Roumanie, et jusqu'en Russie. Serge Ladko fut de ceux-là. Le coeur déchiré de regrets, mais ferme dans l'accomplissement de son devoir, il partit, laissant loin de lui celle qu'il adorait exposée à tous les dangers qui menacent, en temps de révolution, la femme d'un chef de partisans.

A ce moment, le souvenir de Striga lui vint à l'esprit et aggrava ses inquiétudes. Le bandit n'allait-il pas profiter de l'absence de son heureux rival pour le frapper dans ce qu'il avait de plus cher? C'était possible, en effet. Mais Serge Ladko passa outre à cette crainte légitime. D'ailleurs, il semblait bien que, depuis plusieurs mois, Striga avait quitté le pays sans esprit de retour.

A en croire le bruit public, il avait transporté plus au Nord le théâtre principal de ses opérations. Si les racontars ne manquaient pas à ce sujet, ils restaient incohérents et contradictoires. La rumeur populaire l'accusait en gros de tous les crimes, sans que personne en précisât aucun.

Le départ de Striga paraissait, du moins, chose certaine, et cela seulement importait à Ladko.

L'événement donna raison à son courage. Pendant son absence, rien ne menaça la sécurité de Natcha.

A peine arrivé, il dut repartir, et cette seconde expédition allait être plus longue que la première. Les procédés adoptés jusqu'ici ne permettaient, en effet, de se procurer des armes qu'en quantité insuffisante. Les transports, en provenance de la Russie, étaient effectués par terre, à travers la Hongrie et la Roumanie, c'est-à-dire dans des contrées fort dépourvues à cette époque de lignes ferrées. Les patriotes bulgares espérèrent arriver plus aisément au résultat désiré, si l'un d'eux remontait à Budapest et y centralisait les envois d'armes venus par rail, pour en charger des chalands qui descendraient ensuite rapidement le Danube.

Ladko, désigné pour cette mission de confiance, se mit en route le soir même. En compagnie d'un compatriote, qui devait ramener le bateau à la rive bulgare, il traversa le fleuve, afin de gagner, le plus vite possible, à travers la Roumanie, la capitale de la Hongrie. A ce moment, un incident se produisit qui donna beaucoup à penser au délégué des conspirateurs.

Son compagnon et lui n'étaient pas à cinquante mètres du bord quand un coup de feu retentit. La balle leur était destinée sans aucun doute, car ils l'entendirent siffler à leurs oreilles, et le pilote en douta d'autant moins que, dans le tireur entrevu à l'obscure lumière du crépuscule, il crut reconnaître Striga.