Jules Verne

C'est non, cent fois non, mille fois non. Voilà qui est net, je pense.

--Très net, approuva l'inconnu.

--Alors?.. demanda Ilia Brusch en montrant le quai de la main.

Mais son interlocuteur parut ne pas comprendre ce geste pourtant si clair. Il avait tiré une pipe de sa poche et la bourrait avec soin. Un pareil aplomb exaspéra Ilia Brusch.

--Faudra-t-il donc que je vous dépose à terre? s'écria-t-il hors de lui.

L'inconnu avait achevé de bourrer sa pipe.

--Vous auriez tort, dit-il, sans que sa voix trahît la moindre crainte. Et cela, pour trois raisons. La première, c'est qu'une rixe ne pourrait manquer de provoquer l'intervention de la police, ce qui nous obligerait à aller tous deux chez le commissaire décliner nos noms et prénoms et répondre à un interminable interrogatoire. Cela ne m'amuserait guère, je l'avoue, et, d'un autre côté, cette aventure serait peu propre à abréger votre voyage, comme vous semblez le désirer....

L'obstiné amateur de pêche comptait-il beaucoup sur cet argument? Si tel était son espoir, il avait lieu d'être satisfait. Ilia Brusch, subitement radouci, semblait disposé à écouter jusqu'au bout le plaidoyer. Le disert orateur, très occupé à allumer sa pipe, ne s'aperçut pas, d'ailleurs, de l'effet produit par ses paroles.

Il allait reprendre sa placide argumentation, quand, à cet instant précis, une troisième personne, qu'Ilia Brusch, absorbé par la discussion, n'avait pas vue s'approcher, sauta dans la barge. Ce nouveau venu portait l'uniforme des gendarmes allemands.

--Monsieur Ilia Brusch? demanda ce représentant de la force publique.

--C'est moi, répondit l'interpellé.

--Vos papiers, s'il vous plaît?

La demande tomba comme une pierre au milieu d'une mare tranquille. Ilia Brusch fut visiblement anéanti.

--Mes papiers?.. bégaya-t-il. Mais je n'ai pas de papiers, moi, si ce n'est des enveloppes de lettres et les quittances de loyer pour la maison que j'habite à Szalka. Cela vous suffit-il?

--Ce ne sont pas des papiers, ça, répliqua le gendarme d'un air dégoûté. Un acte de baptême, une carte de circulation, un livret d'ouvrier, un passeport, voilà des papiers! Avez-vous quelque chose de ce genre?

--Absolument rien, dit Ilia Brusch avec désolation.

--C'est ennuyeux pour vous, murmura le gendarme, qui paraissait très sincèrement fâché d'être dans la nécessité de sévir.

--Pour moi! protesta le pêcheur. Mais je suis un honnête homme, je vous prie de le croire.

--J'en suis convaincu, proclama le gendarme.

--Et je n'ai rien à craindre de personne. Je suis bien connu, du reste. C'est moi qui suis le lauréat du dernier concours de pêche de la Ligue Danubienne à Sigmaringen, dont toute la presse a parlé, et, ici même, j'aurai sûrement des répondants.

--On les cherchera, soyez tranquille, assura le gendarme. En attendant, je suis obligé de vous prier de me suivre chez le commissaire, qui s'assurera de votre identité.

--Chez le commissaire! se récria Ilia Brusch. De quoi m'accuse-t-on?

--De rien du tout, expliqua le gendarme. Seulement, j'ai une consigne, moi. Cette consigne est de surveiller le fleuve et d'amener chez le commissaire tous ceux que je trouverai non munis de papiers en règle. Etes-vous sur le fleuve? Oui. Avez-vous des papiers? Non. Donc, je vous emmène. Le reste ne me regarde pas.

--Mais c'est une indignité! protesta Ilia Brusch, qui semblait au désespoir.

--C'est comme ça, déclara le gendarme avec flegme.

L'aspirant passager, dont le plaidoyer avait été si brusquement interrompu, accordait à ce dialogue une attention telle qu'il en avait laissé éteindre sa pipe. Il jugea le moment venu d'intervenir.

--Si je répondais, moi, de M. Ilia Brusch, dit-il, cela ne suffirait-il pas?

--Ça dépend, prononça le gendarme. Qui êtes-vous, vous?

--Voici mon passeport, répondit l'amateur de pêche, en tendant une feuille dépliée.

Le gendarme la parcourut des yeux, et aussitôt ses allures changèrent du tout au tout.

--C'est différent, dit-il.

Il replia soigneusement le passeport qu'il rendit à son propriétaire. Après quoi, sautant sur le quai:

--A vous revoir, Messieurs, dit-il, en adressant un salut plein de déférence au compagnon d'Ilia Brusch.