Jules Verne

Quant à ce dernier, aussi étonné de la soudaineté de cet incident inattendu que de la façon dont il avait été solutionné, il suivait des yeux l'ennemi battant en retraite.

Pendant ce temps, son sauveur, reprenant le fil de son discours au point même où il avait été brisé, poursuivait impitoyablement:

--La deuxième raison, monsieur Brusch, c'est que le fleuve, pour des motifs que vous ignorez peut-être, est étroitement surveillé, comme vous en avez eu la preuve à l'instant. Cette surveillance se fera plus étroite encore quand vous arriverez en aval, et plus encore, s'il est possible, quand vous traverserez la Serbie et les provinces bulgares de l'Empire ottoman, pays fort troublés et qui sont même officiellement en guerre depuis le 1er juillet. J'estime que plus d'un incident peut naître au cours de votre voyage, et que vous ne serez pas fâché d'avoir, le cas échéant, le concours d'un honnête bourgeois, qui a le bonheur de disposer de quelque influence.

Que ce second argument, dont la valeur venait d'être démontrée avant la lettre, fût de nature à porter, l'habile orateur était fondé à le croire. Mais il n'espérait sans doute pas un succès si complet. Ilia Brusch, pleinement convaincu, ne demandait qu'à céder. L'embarrassant était seulement de trouver un prétexte plausible à son revirement.

--La troisième et dernière raison, continuait cependant le candidat passager, c'est que je m'adresse à vous de la part de M. Miclesco, votre président. Puisque vous avez placé votre entreprise sous le patronage de la Ligue Danubienne, c'est bien le moins qu'elle surveille son exécution, de manière à être en état d'en garantir, au besoin, la loyauté. Quand M. Miclesco a connu mon intention de m'associer à votre voyage, il m'a donné un mandat quasi officiel dans ce sens. Je regrette de n'avoir pas prévu votre incompréhensible résistance, et d'avoir refusé les lettres de recommandation qu'il offrait de me remettre pour vous.

Ilia Brusch poussa un soupir de soulagement. Pouvait-il exister meilleur prétexte d'accorder maintenant ce qu'il refusait avec tant d'acharnement?

--Il fallait le dire! s'écria-t-il. Dans ce cas, c'est fort différent, et j'aurais mauvaise grâce à repousser plus longtemps vos propositions.

--Vous les acceptez donc?

--Je les accepte.

--Fort bien! dit l'amateur de pêche enfin parvenu au comble de ses voeux, en tirant de sa poche quelques billets de banque. Voici les mille florins.

--En voulez-vous un reçu? demanda Ilia Brusch.

--Si cela ne vous désoblige pas.

Le pêcheur tira de l'un des coffres de l'encre, une plume et un calepin, dont il déchira un feuillet, puis, aux dernières lueurs du jour, se mit en devoir de libeller le reçu qu'il lisait en même temps à haute voix.

«Reçu, en payement forfaitaire de ma pêche pendant toute la durée de mon présent voyage et pour prix de son passage d'Ulm à la mer Noire, la somme de mille florins de monsieur...

--De monsieur...? répéta-t-il, la plume levée, d'un ton interrogateur.

Le passager d'Ilia Brusch était en train de rallumer sa pipe.

--Jaeger, 45, Leipzigerstrasse, Vienne,» répondit-il entre deux bouffées de tabac.

IV

SERGE LADKO

Des diverses contrées de la terre, qui, depuis l'origine de la période historique, ont été spécialement éprouvées par la guerre,--en admettant qu'aucune contrée puisse se flatter d'avoir bénéficié d'une faveur relative à cet égard!--le Sud et le Sud-Est de l'Europe méritent d'être cités au premier rang. Par leur situation géographique, ces régions sont, en effet, avec la fraction de l'Asie comprise entre la mer Noire et l'Indus, l'arène où viennent fatalement se heurter les races concurrentes qui peuplent l'ancien continent.

Phéniciens, Grecs, Romains, Perses, Huns, Goths, Slaves, Magyars, Turcs et tant d'autres, se sont disputé tout ou partie de ces malheureuses contrées, sans préjudice des hordes alors sauvages qui n'ont fait que les traverser, pour aller s'établir dans l'Europe centrale et occidentale, où, par une lente élaboration, elles ont engendré les nationalités modernes.