Jules Verne

--Tous les soirs? insista Ilia Brusch. Vous auriez donc l'intention de vous embarquer avec moi?

--Certainement, dit l'inconnu. Bien entendu, mon passage ne serait pas compris dans nos conventions et serait payé par une égale somme de cinq cents florins, ce qui fera mille florins au total, toujours comptant et d'avance.

--Mille florins! répéta derechef Ilia Brusch de plus en plus surpris.

Certes, la proposition était tentante. Mais il est à supposer que le pêcheur tenait à sa solitude, car il répondit brièvement:

--Mes regrets, Monsieur. Je refuse.

Devant une réponse aussi catégorique, formulée d'un ton péremptoire, il n'y avait qu'à s'incliner. Tel n'était pas l'avis, sans doute, du passionné amateur de pêche, qui ne parut aucunement impressionné par la netteté du refus.

--Me permettrez-vous, monsieur Brusch, de vous demander pourquoi? Interrogea-t-il placidement.

--Je n'ai pas de raisons à donner. Je, refuse, voilà tout. C'est mon droit, je pense, répondit Ilia Brusch avec un commencement d'impatience.

--C'est votre droit, assurément, reconnut sans s'émouvoir son interlocuteur. Mais je n'excède pas le mien en vous priant de bien vouloir me faire connaître les motifs de votre décision. Ma proposition n'était nullement désobligeante, au contraire, et il est naturel que je sois traité avec courtoisie.

Ces mots avaient été débités d'une manière qui n'avait rien de comminatoire, mais le ton était si ferme, si plein d'autorité même, qu'Ilia Brusch en fut frappé. S'il tenait à sa solitude, il tenait encore plus sans doute à éviter une discussion intempestive, car il fit droit aussitôt à une observation en somme parfaitement justifiée.

--Vous avez raison, Monsieur, dit-il. Je vous dirai donc tout d'abord que j'aurais scrupule à vous laisser faire une opération certainement désastreuse.

--C'est mon affaire.

--C'est aussi la mienne, car mon intention n'est pas de pêcher au delà d'une heure par jour.

--Et le reste du temps?

--Je godille pour activer la marche de mon bateau.

--Vous êtes donc pressé?

Ilia Brusch se mordit les lèvres.

--Pressé ou non, répondit-il plus sèchement, c'est ainsi. Vous devez comprendre que, dans ces conditions, accepter vos cinq cents florins serait un véritable vol.

--Pas maintenant que je suis prévenu, objecta l'acquéreur sans se départir de son calme imperturbable.

--Tout de même, répliqua Ilia Brusch, à moins que je ne m'astreigne à pêcher tous les jours, ne fût-ce qu'une heure. Or, je ne m'imposerai jamais une telle obligation. J'entends agir à ma fantaisie. Je veux être libre.

--Vous le serez, déclara l'inconnu. Vous pécherez quand il vous plaira, et seulement quand il vous plaira. Cela augmentera même les charmes du jeu. D'ailleurs, je vous sais assez habile pour que deux ou trois coups heureux suffisent à m'assurer un bénéfice, et je considère toujours l'affaire comme excellente. Je persiste donc à vous offrir cinq cents florins à forfait, soit mille florins, passage compris.

--Et je persiste à les refuser.

--Alors, je répéterai ma question: Pourquoi?

Une telle insistance avait véritablement quelque chose de déplacé. Ilia Brusch, fort calme de son naturel, commençait néanmoins à perdre patience.

--Pourquoi? répondit-il plus vivement. Je vous l'ai dit, je crois. J'ajouterai, puisque vous l'exigez, que je ne veux personne à bord. Il n'est pas défendu, je suppose, d'aimer la solitude.

--Certes, reconnut son interlocuteur sans faire le moins du monde mine de quitter le banc sur lequel il semblait incrusté. Mais, avec moi, vous serez seul. Je ne bougerai pas de ma place et même je ne dirai pas un mot, si vous m'imposez cette condition.

--Et la nuit? répliqua Ilia Brusch, que la colère gagnait. Pensez-vous que deux personnes seraient à leur aise dans ma cabine?

--Elle est assez grande pour les contenir, répondit l'inconnu. D'ailleurs, mille florins peuvent bien compenser un peu de gêne.

--Je ne sais pas s'ils le peuvent, riposta Ilia Brusch de plus en plus irrité, mais moi je ne le veux pas.