Striga interpella le pilote.
«Nous voici parés, je pense? dit-il. Ne pourrait-on rendre la barre au timonier habituel?
--Pas encore, répondit Serge Ladko. Le plus difficile n'est pas fait.»
A mesure qu'on gagnait vers l'embouchure, un champ plus vaste était offert à la vue. Placé au sommet mouvant de cet angle dont les branches s'ouvraient peu à peu, Striga tenait son regard obstinément dirigé vers la mer. Tout à coup, il saisit une longue-vue, la braqua sur un petit vapeur de quatre à cinq cents tonneaux qui doublait la pointe Nord, puis, après un bref examen, donna l'ordre de hisser un pavillon en tête de mât. On répondit aussitôt par un signal pareil à bord du vapeur, qui, venant sur tribord, commença à se rapprocher de l'estuaire.
A ce moment, Serge Ladko ayant poussé la barre toute à bâbord, le chaland abattit sur tribord, et, coupant obliquement le courant, prit son erre vers le Sud-Est, comme pour aborder la rive droite.
Striga étonné, regarda le pilote dont l'impassibilité le rassura. Un dernier banc de sable obligeait sans doute les bateaux à suivre cette route capricieuse.
Striga ne se trompait pas. Oui, un banc de sable gisait en effet dans le lit du fleuve, mais non pas du côté de la mer, et c'est droit sur ce banc que Serge Ladko gouvernait d'une main ferme.
Soudain, il y eut un formidable craquement. Le chaland en fut ébranlé jusque dans ses fonds. Sous le choc, le mât vint en bas, cassé net au ras de l'emplanture, et la voile s'abattit en grand, recouvrant de ses larges plis les hommes qui se trouvaient à l'avant. Le chaland, irrémédiablement engravé, demeura immobile.
A bord, tout le monde avait été renversé, y compris Striga, qui se releva ivre de rage.
Son premier regard fut pour Serge Ladko. Le pilote ne paraissait pas ému de l'accident. Il avait lâché la barre, et, les mains enfoncées dans les poches de sa vareuse, il surveillait son ennemi, le regard attentif à ce qui allait suivre.
« Canaille! » hurla Striga, qui, brandissant un revolver, courut vers l'arrière.
A la distance de trois pas, il tira.
Serge Ladko s'était baissé. La balle passa au-dessus de lui sans l'atteindre. Aussitôt redressé, il fut d'un bond sur son adversaire, que son couteau frappa au coeur. Ivan Striga s'écroula comme une masse.
Le drame s'était déroulé si rapidement, que les cinq hommes de l'équipage, embarrassés, d'ailleurs, dans les plis de la voile, n'avaient pas eu le temps d'intervenir. Mais quel hurlement ils poussèrent en voyant tomber leur chef!
Serge Ladko, s'élançant à l'avant du spardeck, se précipita à leur rencontre. De la, il dominait le pont, sur lequel les hommes accouraient en tumulte.
«Arrière! cria-t-il, les deux mains armées de revolvers, dont l'un venait d'être arraché à Striga.
Les hommes s'arrêtèrent. Ils n'avaient point d'armes, et, pour s'en procurer, il leur fallait pénétrer dans le rouf, c'est-à-dire passer sous le feu de l'ennemi.
--Un mot, camarades, reprit Serge Ladko sans quitter son attitude menaçante. J'ai là onze coups. C'est plus qu'il n'en faut pour vous descendre tous jusqu'au dernier. Je vous préviens que je tire, si vous ne reculez pas immédiatement vers l'avant.
L'équipage se consulta, indécis. Serge Ladko comprit que, s'ils se ruaient tous à la fois, il arriverait bien sans doute à en abattre quelques-uns, mais qu'il serait lui-même abattu par les autres.
--Attention!... Je compte jusqu'à trois, annonça-t-il, sans leur laisser le temps de la réflexion. Un!...
Les hommes ne bougèrent pas.
--Deux!... prononça le pilote.
Il y eut un mouvement dans le groupe. Trois hommes ébauchèrent une velléité d'attaque. Deux commencèrent à battre, en retraite.
--Trois!...» dit Serge Ladko en pressant la détente.
Un homme tomba, l'épaule traversée d'une balle. Ses compagnons s'empressèrent de prendre la fuite.
Serge Ladko, sans quitter son poste d'observation, jeta un regard vers le vapeur qui avait obéi au signal de Striga. Le bâtiment était maintenant à moins d'un mille. Lorsqu'il serait bord à bord avec le chaland, lorsque son équipage se serait joint aux pirates, dont il était nécessairement plus ou moins complice, la situation deviendrait des plus graves.