Le steamer approchait toujours. Il n'était plus qu'à trois encablures, quand, évoluant brusquement sur tribord, il décrivit un grand cercle et s'éloigna vers la haute mer. Que signifiait cette manoeuvre? Avait-il donc été inquiété par quelque chose que Serge Ladko ne pouvait apercevoir?
Celui-ci, le coeur battant, attendit. Quelques minutes s'écoulèrent, et un autre vapeur surgit hors de la pointe du Sud. Sa cheminée vomissait des torrents de fumée. Le cap droit sur le chaland, il arrivait à toute vitesse. Bientôt, Serge Ladko put reconnaître à l'avant une figure amie, celle de son passager, M. Jaeger, celle du détective Karl Dragoch. Il était sauvé.
Un instant plus tard, le pont de la gabarre était envahi par la police, et son équipage se rendait, sans essayer une résistance inutile.
Pendant ce temps, Serge Ladko s'était précipité dans le rouf. L'une après l'autre, il en visita les cabines. Une seule porte était fermée. Il la renversa d'un coup d'épaule et s'arrêta sur le seuil, éperdu.
Natcha, reconquise, lui tendait les bras.
XIX
ÉPILOGUE
Le procès de la bande du Danube passa inaperçu dans le flamboiement de la guerre russo-turque. Les brigands, y compris Titcha aisément cueilli à Roustchouk, furent pendus haut et court, sans éveiller dans le public l'attention qu'en de moins tragiques circonstances on eût accordé à leur exécution.
---Toutefois, les débats donnèrent aux principaux intéressés l'explication de ce qui était resté jusqu'ici incompréhensible pour eux. Serge Ladko sut par suite de quel quiproquo il avait été emprisonné dans le chaland en lieu et place de Karl Dragoch, et comment Striga, ayant appris par les journaux l'envoi d'une commission rogatoire à Szalka, s'était introduit dans la maison du pêcheur Ilia Brusch, pour répondre aux questions du commissaire de police de Gran.
Il sut également comment Natcha, enlevée par la bande du Danube, avait eu à lutter contre les attaques de Striga, qui, se croyant certain d'avoir abattu son ennemi, ne cessait de lui affirmer qu'elle était veuve. Un soir notamment, Striga, à l'appui de son dire, avait montré à la jeune femme son propre portrait, qu'il prétendait avoir conquis de haute lutte sur le légitime propriétaire. Il en était résulté une scène violente, au cours de laquelle Striga s'était emporté jusqu'à la menace. De là, le cri poussé par Natcha, et que le fugitif avait entendu dans la nuit.
Mais c'était là de l'histoire ancienne. Serge Ladko ne pensait plus aux mauvais jours depuis qu'il avait eu le bonheur de retrouver sa chère Natcha.
Le territoire de la Bulgarie lui étant interdit, l'heureux couple, après les événements qui viennent d'être racontés, s'était fixé d'abord dans la ville roumaine de Giurgievo. C'est là qu'il se trouvait, quand, au mois de mai de l'année suivante, le Tzar déclara officiellement la guerre au Sultan. Serge Ladko, est-il besoin de le dire, fut des premiers qui s'engagèrent dans les rangs de l'armée russe, à laquelle, grâce à sa connaissance du théâtre des opérations, il rendit d'importants services.
La guerre finie, la Bulgarie enfin libre, il revint avec Natcha dans la maison de Roustchouk et reprit son métier de pilote. Tous deux y vivent encore aujourd'hui, heureux et honorés.
Karl Dragoch est resté leur ami. Pendant longtemps, il n'a jamais manqué de descendre le Danube, au moins une fois l'an, pour venir à Roustchouk. Aujourd'hui, les voies ferrées, dont le réseau s'est progressivement développé, lui permettent d'abréger le voyage. Mais c'est toujours en suivant les méandres du fleuve que Serge Ladko, au hasard de ses pilotages, lui rend ses visites à Budapest.
Des trois garçons que Natcha lui a donnés et qui sont maintenant des hommes, le plus jeune, après un sévère apprentissage sous les ordres de Karl Dragoch, est en bonne voie pour atteindre les plus hauts grades dans l'administration judiciaire de Bulgarie.
Le cadet, digne héritier d'un lauréat de la Ligue Danubienne, s'est consacré au peuple des eaux. Toutefois, rejetant la ligne, il a perfectionné les méthodes de combat.