--Certes! approuva M. Miclesco. Karl Dragoch n'est pas d'un caractère à perdre son temps. Si sa nomination remonte à quatre jours, comme le disent les journaux, il y en a au moins trois qu'il est en campagne.
--Par quel bout va-t-il commencer? demanda M. Piscéa, un Roumain au nom prédestiné pour un pêcheur à la ligne. Je serais bien embarrassé, je l'avoue, si j'étais à sa place.
--C'est précisément pour ça qu'on ne vous y a pas mis, mon cher, répliqua plaisamment un Serbe. Soyez sûr que Dragoch n'est pas embarrassé, lui. Quant à vous dire son plan, c'est autre chose. Peut-être s'est-il dirigé sur Belgrade, peut-être est-il resté à Budapest... A moins qu'il n'ait préféré venir précisément ici, à Sigmaringen, et qu'il ne soit en ce moment parmi nous au _Rendez-vous des Pêcheurs!_
Cette supposition obtint un grand succès d'hilarité.
--Parmi nous!... se récria M. Weber. Vous nous la baillez belle, Michael Michaelovitch. Que viendrait-il faire ici, où, de mémoire d'homme, on n'a jamais eu à déplorer le moindre crime?
--Eh! riposta Michael Michaelovitch, ne serait-ce que pour assister après-demain au départ d'Ilia Brusch. Ça l'intéresse peut-être, cet homme.... A moins, toutefois, qu'Ilia Brusch et Karl Dragoch ne fassent qu'un.
--Comment, ne fassent qu'un! S'écria-t-on de toutes parts. Qu'entendez-vous par là?
--Parbleu! ce serait très fort. Sous la peau du lauréat, personne ne soupçonnerait le policier, qui pourrait ainsi inspecter le Danube en parfaite liberté.
Cette fantaisiste boutade fit ouvrir de grands yeux aux autres buveurs. Ce Michael Michaelovitch!... Il n'y avait que lui pour avoir des idées pareilles!
Mais Michael Michaelovitch ne tenait pas autrement à celle qu'il venait de risquer.
--A moins ... commença-t-il, en employant une tournure qui lui était décidément familière.
--A moins?
--A moins que Karl Dragoch n'ait un autre motif de venir ici, poursuivit-il, passant sans transition à une autre hypothèse non moins fantaisiste.
--Quel motif?
--Supposez, par exemple, que ce projet de descendre le Danube la ligne à la main lui paraisse louche.
--Louche!... Pourquoi louche?
--Dame! ce ne serait pas bête, non plus, pour un filou, de se cacher dans la peau d'un pêcheur, et surtout d'un pêcheur aussi notoire. Une telle célébrité vaut tous les incognitos du monde. On pourrait faire les cent coups à son aise, à la condition de pêcher dans l'intervalle, histoire de donner le change.
--Oui, mais il faudrait savoir pêcher, objecta doctoralement le Président Miclesco, et c'est là un privilège réservé aux honnêtes gens.
Cette observation morale, peut-être un peu hasardeuse, fut frénétiquement applaudie par tous ces passionnés pêcheurs. Michael Michaelovitch profita avec un tact remarquable de l'enthousiasme général.
--A la santé du Président! s'écria-t-il en levant son verre.
--A la santé du Président! répétèrent tous les buveurs, en vidant les leurs comme un seul homme.
--A la santé du Président! répéta un consommateur solitairement attablé, qui, depuis quelques instants, semblait prendre un vif intérêt aux répliques échangées autour de lui.
M. Miclesco fut sensible à l'aimable procédé de cet inconnu, et, pour l'en remercier, il esquissa à son adresse un geste de toast. Le buveur solitaire, estimant sans doute la glace suffisamment rompue par ce geste courtois, se considéra comme autorisé à faire part de ses impressions à l'honorable assistance.
--Bien répondu, ma foi! dit-il. Oui, certes, la pêche est un plaisir d'honnêtes gens.
--Aurions-nous l'avantage de parler à un confrère? demanda M. Miclesco, en s'approchant de l'inconnu.
--Oh! répondit modestement celui-ci, un amateur tout au plus, qui se passionne pour les beaux coups, mais n'a pas l'outrecuidance de chercher à les imiter.
--Tant pis, monsieur...?
--Jaeger.
--Tant pis, monsieur Jaeger, car je dois en conclure que nous n'aurons jamais l'honneur de vous compter au nombre des membres de la Ligue Danubienne.
--Qui sait? répondit M. Jaeger.