Jules Verne

Je me déciderai peut-être un jour à mettre moi aussi la main à la pâte ... à la ligne, je veux dire, et, ce jour-là, je serai certainement des vôtres, si je réunis toutefois les conditions requises pour l'admission.

--N'en doutez pas, affirma avec précipitation M. Miclesco excité par l'espoir de recruter un nouvel adhérent. Ces conditions fort simples ne sont qu'au nombre de quatre. La première est de payer une modeste cotisation annuelle. C'est la principale.

--Bien entendu, approuva M. Jaeger en riant.

--La seconde, c'est d'aimer la pêche. La troisième, c'est d'être un agréable compagnon, et je considère que cette troisième condition est d'ores et déjà réalisée.

--Trop aimable! remercia M. Jaeger.

--Quant à la quatrième, elle consiste uniquement dans l'inscription du nom et de l'adresse sur les listes de la Société. Or, ayant déjà votre nom, quand j'aurai votre adresse....

--43, Leipzigerstrasse, à Vienne.

--Vous ferez un ligueur complet au prix de vingt couronnes par an.

Les deux interlocuteurs se mirent à rire de bon coeur.

--Pas d'autres formalités? demanda M. Jaeger.

--Pas d'autres.

--Pas de pièces d'identité à fournir?

--Voyons, monsieur Jaeger, objecta M. Miclesco, pour pêcher à la ligne!...

--C'est juste, reconnut M. Jaeger. D'ailleurs, cela n'a guère d'importance. Tout le monde doit se connaître à la Ligue Danubienne.

--C'est exactement le contraire, rectifia M. Miclesco. Songez donc! certains de nos camarades habitent ici, à Sigmaringen, et d'autres sur le rivage de la mer Noire. Cela ne facilite pas les relations de bon voisinage.

--En effet!

--Ainsi, par exemple, notre étonnant lauréat du dernier concours...

--Ilia Brusch?

--Lui-même. Eh bien! personne ne le connaît.

--Pas possible!

--C'est ainsi, affirma M. Miclesco. Il n'y a pas plus de quinze jours, il est vrai, qu'il fait partie de la Ligue. Pour tout le monde, Ilia Brusch a été une surprise, que dis-je! une véritable révélation.

--Ce qu'on appelle un _outsider_, en style de course.

--Précisément.

--De quel pays est-il, cet outsider?

--C'est un Hongrois.

--Comme vous alors. Car vous êtes Hongrois, je crois, monsieur le Président?

--Pur sang, monsieur Jaeger, Hongrois de Budapest.

--Tandis qu'Ilia Brusch?

--Est de Szalka.

--Où prenez-vous Szalka?

--C'est une bourgade, une petite ville, si vous voulez, sur la rive droite de l'Ipoly, rivière qui se jette dans le Danube à quelques lieues au-dessus de Budapest.

--Avec celui-là, du moins, monsieur Miclesco, vous pourrez par conséquent voisiner, fit observer M. Jaeger en riant.

--Pas avant deux ou trois mois, en tous cas, répondit sur le même ton le Président de la Ligue Danubienne. Il lui faudra bien ce temps pour son voyage...

--A moins qu'il ne le fasse pas! insinua le Serbe facétieux, en se mêlant sans façon à la conversation.

D'autres pêcheurs se rapprochèrent. M. Jaeger et M. Miclesco devinrent le centre d'un petit groupe.

--Qu'entendez-vous par là? interrogea M. Miclesco. Vous avez une brillante imagination, Michael Michaelovitch.

--Simple plaisanterie, mon cher Président, répondit l'interrupteur. Cependant, si Ilia Brusch ne peut être, selon vous, ni un policier ni un malfaiteur, pourquoi n'aurait-il pas voulu se payer, comme on dit, notre tête, et pourquoi ne serait-il pas tout simplement un farceur?

M. Miclesco prit la chose sur le mode grave.

--Votre esprit est malveillant, Michael Michaelovitch, répliqua-t-il. Cela vous jouera un mauvais tour un jour ou l'autre. Ilia Brusch m'a fait l'effet d'un brave homme et d'un homme sérieux. D'ailleurs, il est membre de la Ligue Danubienne. C'est tout dire.

--Bravo! cria-t-on de tous côtés.

Michael Michaelovitch, sans paraître autrement confus de la leçon, saisit avec une admirable présence d'esprit cette nouvelle occasion de porter un toast.

--Dans ce cas, dit-il, en saisissant son moss, à la santé d'Ilia Brusch!

--A la santé d'Ilia Brusch!» répondit en choeur l'assistance, sans excepter M. Jæger, qui vida consciencieusement son verre Jusqu'à la dernière goutte.