Il n'y a pas d'illusion possible; l'abîme, le vide presque sans fond est devant vous, et les morceaux de glace détachés qui passent près de vous en bondissant, avec la rapidité d'une flèche, vous montrent parfaitement la route que prendrait la caravane si vous veniez à manquer.
Une fois ce mauvais pas franchi, je commençai à respirer. Nous descendions les pentes peu inclinées qui conduisent au sommet du Corridor. La neige, ramollie par la chaleur, cédait sous nos pas; nous y enfoncions jusqu'au genou, ce qui rendait notre marche très fatigante. Nous suivions toujours nos traces du matin, et je m'en étonnais, quand Gaspard Simon, se tournant vers moi, me dit:
«Monsieur, nous ne pouvons pas prendre d'autre chemin, le Corridor est impraticable, et il faut absolument redescendre par le mur que nous avons grimpé ce matin.»
Je communiquai à Levesque cette nouvelle peu agréable.
«Seulement, ajouta Gaspard Simon, je ne crois pas que nous puissions rester attachés tous ensemble. Au reste, nous verrons comment M. N... se comportera au début.»
Nous avancions vers ce terrible mur. La caravane de M. N... commençait à descendre, et nous entendions les paroles assez vives que lui adressait Paccard. La pente devenait telle, que nous n'apercevions plus ni lui ni ses guides, quoique nous fussions toujours liés ensemble.
Dès que Gaspard Simon, qui me précédait, put se rendre compte de ce qui se passait, il s'arrêta, et, après avoir échangé quelques paroles en patois avec ses collègues, il nous déclara qu'il fallait se détacher de la caravane de M. N...
«Nous répondons de vous, ajouta-t-il, mais nous ne pouvons répondre des autres, et s'ils glissent, ils nous entraînerons.»
En disant cela, il se détacha.
Il nous en coûtait beaucoup de prendre ce parti; mais nos guides furent inflexibles. Nous proposons alors d'envoyer deux d'entre eux prêter leur concours aux guides de M. N... Ils acceptent avec empressement; mais, n'ayant pas de corde, ils ne peuvent mettre ce projet à exécution.
Nous commençons donc cette effroyable descente. Un seul de nous bougeait à la fois, et au moment où il faisait un pas, tous les autres s'arc-boutaient, prêts à soutenir la secousse s'il venait à glisser. Le guide de tête, Édouard Ravanel, avait un rôle des plus périlleux; il devait refaire les marches qui étaient plus ou moins détruites par le passage de la première caravane.
Nous avancions lentement et en prenant les plus grandes précautions. Notre route nous menait en droite ligne à l'une des crevasses qui s'ouvraient au pied de l'escarpement. Cette crevasse, quand nous montions, nous pouvions ne pas la regarder; mais en descendant, son ouverture verdâtre et béante nous fascinait. Tous les blocs de glace détachés par notre passage semblaient s'être donné le mot: en trois bonds, ils allaient s'y engouffrer, comme dans la gueule du Minotaure. Seulement, après chaque morceau, la gueule du Minotaure se refermait; ici, point: cette crevasse inassouvie s'ouvrait toujours et paraissait attendre, pour se refermer, une _bouchée plus importante_. Il s'agissait de n'être pas cette _bouchée_, et c'est à cela que tendaient tous nos efforts. Pour nous soustraire à cette fascination, à ce vertige moral, si je puis m'exprimer ainsi, nous essayâmes bien de plaisanter sur la position scabreuse que nous occupions et dont un chamois n'aurait pas voulu Nous allâmes jusqu'à fredonner quelques couplets du maestro Offenbach; mais, pour rester fidèle à la vérité, je dois convenir que nos plaisanteries étaient faibles et que nous ne chantions pas juste. Je crus même remarquer, sans en être surpris, que Levesque s'obstinait à mettre sur le grand air du _Trovatore_ des paroles de _Barbe-Bleue_, ce qui dénotait une certaine préoccupation. Enfin, pour nous remonter, nous faisions comme ces faux braves qui chantent dans les ténèbres pour se donner du coeur.
Nous restons ainsi suspendus entre la vie et la mort pendant une heure, qui nous parut éternelle, et nous finissons par arriver au bas de cet escarpement redoutable.