Jules Verne

Nous y trouvons sains et saufs M. N... et ses guides.

Après avoir pris quelques minutes de repos, nous continuons notre marche.

En approchant du Petit-Plateau, Édouard Ravanel s'arrêta brusquement, et, se tournant vers nous:

«Voyez quelle avalanche! s'écria-t-il. Elle a couvert nos traces.»

En effet, une immense avalanche de glace, tombée du dôme du Goûter, recouvrait entièrement la route que nous avions suivie le matin pour traverser le Petit-Plateau. Je ne puis évaluer la masse de cette avalanche à moins de cinq cents mètres cubes. Si elle s'était détachée au moment de notre passage, une catastrophe de plus eût été sans doute à ajouter à la liste déjà trop longue de la nécrologie du mont Blanc.

En présence de ce nouvel obstacle, il fallait ou chercher un autre chemin, ou passer au pied même de l'avalanche. Vu l'état d'épuisement dans lequel nous nous trouvions, ce dernier parti était assurément le plus simple, mais il offrait un danger sérieux. Une paroi de glace de plus de vingt mètres d'élévation, déjà en partie détachée du dôme du Goûter, auquel elle ne tenait plus que par un de ses angles, surplombait la route que nous devions suivre. Cet énorme serac semblait se tenir en équilibre. Notre passage, en ébranlant l'atmosphère, ne déterminerait-il pas sa chute? Nos guides se consultèrent. Chacun d'eux examina avec la lorgnette la fissure qui s'était formée entre la montagne et cette masse inquiétante. Les arêtes vives et nettes de la fente indiquaient une cassure récente, évidemment occasionnée par la chute de l'avalanche.

Après une courte discussion, nos guides, ayant reconnu l'impossibilité de trouver un autre chemin, se décidèrent à tenter ce passage dangereux.

«Il faut marcher très-vite, courir même, si c'est possible, nous dirent-ils, et, dans cinq minutes, nous serons en sûreté. Allons, messieurs, un dernier coup de collier!»

Cinq minutes de course, c'est peu de chose pour des gens seulement fatigués; mais pour nous, qui étions absolument à bout de forces, courir, même pendant si peu de temps, sur une neige molle, dans laquelle nous enfoncions jusqu'aux genoux, semblait impraticable. Nous faisons néanmoins un suprême appel à notre énergie, et, après trois ou quatre culbutes, tirés par les uns, poussés par les autres, nous atteignons enfin un monticule de neige, sur lequel nous tombons épuisés. Nous étions hors de danger.

Il nous fallait quelque temps pour nous remettre. Aussi nous étendîmes-nous sur la neige avec une satisfaction que tout le monde comprendra. Les plus grandes difficultés étaient désormais vaincues, et s'il restait encore quelques dangers à courir, nous pouvions les affronter sans grande appréhension.

Dans l'espoir d'assister à la chute de l'avalanche, nous prolongeâmes notre halte, mais nous attendîmes en vain. Comme la journée s'avançait et qu'il n'était pas prudent de s'attarder dans ces solitudes glacées, nous nous décidons à continuer notre route, et, vers cinq heures, nous atteignons la cabane des Grands-Mulets.

Après une mauvaise nuit et un violent accès de fièvre occasionné par les coups de soleil que nous avions rapportés de notre expédition, nous nous disposons à regagner Chamonix; mais avant de partir, nous inscrivons, suivant l'usage, sur le registre déposé à cet effet aux Grands-Mulets, les noms de nos guides et les principales circonstances de notre voyage.

En feuilletant ce registre, qui contient l'expression plus ou moins heureuse, mais toujours sincère, des sentiments qu'éprouvent les touristes à la vue d'un monde si nouveau, je remarquai un hymne au mont Blanc, écrit en langue anglaise. Comme il résume assez bien mes propres impressions, je vais essayer de le traduire:

Le mont Blanc, ce géant dont la fière attitude Écrase ses rivaux, jaloux de sa beauté, Ce colosse imposant qui, dans sa solitude, Semble défier l'homme, eh bien! je l'ai dompté!

Oui, malgré ses fureurs, sur sa cime orgueilleuse, J'ai, sans pâlir, gravé l'empreinte de mes pas. J'ai terni de ses flancs l'hermine radieuse, Bravant vingt fois la mort et ne reculant pas.