Jules Verne

C'était l'ambition satisfaite, et, pour moi surtout, un rêve devenu réalité!

Le mont Blanc est la plus haute montagne de l'Europe. Un certain nombre de montagnes en Asie et en Amérique sont plus élevées, mais à quoi bon les affronter, si, par impossibilité absolue d'en atteindre la cime, on doit en fin de compte rester dominé par elles?

D'autres, telles que le Cervin, par exemple, sont d'un accès encore plus difficile, mais le sommet de ce mont, nous l'apercevons à quatre cents mètres au-dessous de nous!

Et puis, quel spectacle pour nous récompenser de nos peines! Le ciel, toujours pur, avait pris une teinte d'un bleu très-foncé. Le soleil, dépouillé d'une partie de ses rayons, avait perdu son éclat, comme dans une éclipse partielle. Cet effet, dû à la raréfaction de l'atmosphère, était d'autant plus sensible que les montagnes et les plaines environnantes étaient inondées de lumière. Aussi, aucun détail ne nous échappait.

Au sud-est, les montagnes du Piémont, et plus loin les plaines de la Lombardie, fermaient notre horizon. Vers l'ouest, les montagnes de la Savoie et celles du Dauphiné; au delà, la vallée du Rhône. Au nord-ouest, le lac de Genève, le Jura; puis, en redescendant vers le sud, un chaos de montagnes et de glaciers, quelque chose d'indescriptible, dominé par le massif du mont Rose, les Mischabelhoerner, le Cervin, le Weishorn, la plus belle des cimes, comme l'appelle le célèbre ascensionniste Tyndall, et plus loin par la Jungfrau, le Monch, l'Eiger et le Finsteraarhorn.

On ne peut évaluer à moins de soixante lieues l'étendue de notre rayon. Nous découvrions donc cent vingt lieues de pays au moins.

Une circonstance particulière vint encore augmenter la beauté du spectacle. Des nuages se formèrent du côté de l'Italie et envahirent les vallées des Alpes Pennines, mais sans en voiler les sommets. Nous eûmes bientôt sous les yeux un second ciel, un ciel inférieur, une mer de nuages d'où émergeait tout un archipel de pics et de montagnes couverts de neige. C'était quelque chose de magique que le plus grand des poëtes rendrait à peine.

Le sommet du mont Blanc forme une arête dirigée du sud-ouest au nord-est, longue de deux cents pas et large d'un mètre au point culminant. On dirait une coque de navire renversé, la quille en l'air.

Chose très-rare, la température était alors fort élevée, 10 degrés au-dessus de zéro. L'air était presque calme. Parfois une légère brise d'est se faisait sentir.

Le premier soin de nos guides avait été de nous placer tous en ligne sur la crête faisant face à Chamonix, pour qu'on pût d'en bas facilement nous compter et s'assurer que personne ne manquait à l'appel. Nombre de touristes s'étaient rendus au Brevent et au Jardin pour suivre notre ascension. Ils purent en constater le succès.

Mais ce n'est pas tout que de monter, il fallait songer à redescendre. Le plus difficile, sinon le plus fatigant, restait à faire; et puis, on quitte à regret une sommité conquise au prix de tant de labeurs; le ressort qui vous poussait en montant, ce besoin de dominer, si naturel et si impérieux, vous fait défaut; vous marchez sans ardeur, en regardant souvent en arrière!

Il fallut pourtant se décider. Après une dernière libation du Champagne traditionnel, nous nous mettons en route. Nous étions restés une heure au sommet. L'ordre de marche était changé. La caravane de M. N... était en tête, et sur la demande de son guide, Paccard, nous nous attachons tous ensemble. L'état de fatigue dans lequel se trouvait M. N..., que ses forces trahissaient, mais non sa volonté, pouvait faire craindre des chutes que nos efforts réunis parviendraient peut-être à arrêter. L'événement justifia notre appréhension. En descendant le mur de la côte, M. N... fit plusieurs faux pas. Ses guides, très vigoureux et très habiles, purent heureusement l'arrêter au passage; mais les nôtres, craignant avec raison que la caravane tout entière ne fût entraînée, voulurent se détacher. Levesque et moi, nous nous y opposons, et, en prenant les plus grandes précautions, nous arrivons sans encombre au bas de cette côte vertigineuse qu'il faut descendre en avant.