Jules Verne

Bientôt l'ombre gagne le dôme du Goûter et les monts Maudits. Elle respecte encore le géant des Alpes. Nous suivons avec admiration cette disparition lente et progressive de la lumière. Elle se maintient quelque temps sur le dernier sommet, en nous donnant l'espoir insensé qu'elle ne le quittera pas. Mais au bout de quelques minutes, tout s'assombrit, et à ces teintes si vivantes succèdent les couleurs livides et cadavéreuses de la mort. Je n'exagère rien: celui qui aime les montagnes me comprendra.

Après avoir assisté à cette scène grandiose, nous n'avions plus qu'à attendre l'heure du départ. Nous devions nous mettre en route à deux heures du matin. Chacun s'étend sur son matelas.

Dormir, il n'y faut pas songer; causer, pas davantage. On est absorbé par des idées plus ou moins sombres; c'est la nuit qui précède la bataille, avec cette différence que rien ne vous oblige à engager le combat. Deux courants d'idées se disputent la possession de votre esprit. C'est le flux et le reflux de la mer, chacun l'emporte à son tour. Les objections à une semblable entreprise ne manquent pas. À quoi bon courir cette aventure? Si on réussit, quel avantage en peut-on retirer? S'il arrive un accident, que de regrets! Alors l'imagination s'en mêle; toutes les catastrophes de la montagne se présentent à votre esprit. Vous rêvez ponts de neige manquant sous vos pas, vous vous sentez précipité dans ces crevasses béantes, vous entendez les craquements terribles de l'avalanche qui se détache et va vous ensevelir, vous disparaissez, le froid de la mort vous saisit, et vous vous débattez dans un effort suprême!...

Un bruit strident, quelque chose d'horrible se produit à ce moment.

«L'avalanche! l'avalanche! criez-vous.

--Qu'est-ce que vous avez? qu'est-ce que vous faites?» s'écrie Levesque, réveillé en sursaut.

Hélas! c'est un meuble que, dans le suprême effort de mon cauchemar, je viens de culbuter avec fracas! Cette avalanche prosaïque me rappelle à la réalité. Je ris de mes terreurs, le courant contraire reprend le dessus, et avec lui les idées ambitieuses. Il ne tient qu'à moi, avec un peu d'effort, de fouler ce sommet si rarement atteint! C'est une victoire comme une autre! Les accidents sont rares, très-rares! Ont-ils eu lieu même? De la cime le spectacle doit être si merveilleux! Et puis, quelle satisfaction d'avoir accompli ce que tant d'autres n'ont osé entreprendre!

À ces pensées, mon âme se raffermit, et c'est avec calme que j'attends le moment du départ.

Vers une heure, les pas des guides, leurs conversations, le bruit des portes qu'on ouvre nous indiquent que le moment approche. Bientôt M. Ravanel entre dans notre chambre:

«Allons, messieurs, debout, le temps est magnifique. Vers dix heures nous serons au sommet.»

À ces paroles, nous sautons à bas de nos lits et nous procédons lestement à notre toilette. Deux de nos guides, Ambroise Ravanel et son cousin Simon, partent en avant pour explorer le chemin. Ils sont munis d'une lanterne qui doit nous indiquer la direction à suivre, et armés de leur piolet pour faire la route et tailler des pas dans les endroits trop difficiles. À deux heures, nous nous attachons tous ensemble. Voici l'ordre de marche: devant moi et en tête, Édouard Ravanel; derrière moi, Édouard Simon, puis Donatien Levesque; après lui, nos deux porteurs, car nous avions pris pour second le domestique de la cabane des Grands-Mulets, et toute la caravane de M. N...

Les guides et les porteurs s'étant réparti les provisions, on donne le signal du départ, et nous nous mettons en route au milieu de ténèbres profondes, en nous dirigeant sur la lanterne qu'ont emportée nos premiers guides. Ce départ a quelque chose de solennel. On parle peu, le vague de l'inconnu vous obsède, mais cette situation nouvelle et violente exalte et rend insensible aux dangers qu'elle comporte. Le paysage environnant est fantastique. On n'en distingue pas bien les contours. De grandes masses blanchâtres et indécises, avec des taches noires un peu plus accusées, ferment l'horizon.