Ce couloir a environ 200 mètres de largeur. Il faut le traverser promptement, et, pendant le trajet, l'un des guides fait la faction pour vous avertir du danger s'il se présente.
En 1869, un guide fut tué à cette place, et son corps, lancé dans le vide par la chute d'une pierre, alla se briser sur les rochers à 300 mètres plus bas.
Nous étions prévenus; aussi hâtons-nous notre marche autant que notre inexpérience nous le permet; mais au sortir de cette zone dangereuse, une autre nous attend qui ne l'est pas moins. Il s'agit de la région des séracs, immenses blocs de glace dont la formation n'est pas bien expliquée. Ces séracs sont généralement disposés au bord d'un plateau et menacent toute la vallée qui se trouve au-dessous d'eux. Un simple mouvement du glacier ou même une légère vibration de l'atmosphère peut déterminer leur chute et occasionner les plus graves accidents.
«Messieurs, ici du silence, et passons vite.» Ces paroles, prononcées d'un ton brutal par l'un des guides, font cesser nos conversations. Nous passons vite et en silence. Enfin, d'émotion en émotion, nous arrivons à ce qu'on appelle la _Jonction_, que l'on pourrait nommer plus justement la _Séparation_ violente, par la montagne de la Côte, des glaciers des Bossons et de Tacconay. À cet endroit, la scène prend un caractère indescriptible: crevasses aux couleurs chatoyantes, aiguilles de glace aux formes élancées, séracs suspendus et percés à jour, petits lacs d'un vert glauque, forment un chaos qui dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Joignez à cela le grondement des torrents au fond du glacier, les craquements sinistres et répétés des blocs qui se détachent et se précipitent en avalanche au fond des crevasses, les tressaillements du sol qui se fend sous vos pieds, et vous aurez alors une idée de ces contrées mornes et désolées dont la vie ne se révèle que par la destruction et la mort.
Après avoir passé la Jonction, on suit pendant quelque temps le glacier de Tacconay, et on arrive à la côte qui conduit aux Grands-Mulets. Cette côte, très-inclinée, se gravit en lacets; le guide de tête a soin de les tracer sous un angle de trente degrés environ quand il y a de la neige fraîche, pour éviter les avalanches.
Enfin, après trois heures de trajet sur la glace et la neige, nous arrivons aux Grands-Mulets, rochers hauts de 200 mètres, dominant d'un côté le glacier des Bossons, de l'autre les plaines inclinées de névé qui s'étendent jusqu'au pied du dôme du Goûter.
Une petite cabane, construite par les guides vers le sommet du premier rocher, et située à 3,050 mètres d'altitude, donne asile aux voyageurs et leur permet d'attendre à l'abri l'heure du départ pour le sommet du mont Blanc.
On y dîne comme on peut, et on y dort de même; mais le proverbe: «Qui dort dîne,» n'a aucun sens à cette hauteur, car on n'y peut faire sérieusement ni l'un ni l'autre.
«Eh bien, dis-je à Levesque, après un simulacre de repas, vous ai-je exagéré la splendeur du paysage, et regrettez-vous d'être venu jusqu'ici?
--Je le regrette si peu, me répondit-il, que je suis bien décidé à aller jusqu'au sommet. Vous pouvez compter sur moi.
--Très-bien, lui dis-je, mais vous savez que le plus dur reste à faire.
--Baste! fit-il, nous en viendrons bien à bout. En attendant, allons toujours voir le coucher du soleil, qui doit être magnifique.»
En effet, le ciel était resté d'une pureté remarquable.
La chaîne du Brevent et des Aiguilles-Rouges s'étendait à nos pieds. Au delà, les rochers des Fiz et l'aiguille de Varan s'élèvent au-dessus de la vallée de Sallanche et repoussent au troisième plan toute la chaîne des monts Fleury et du Reposoir. Plus à droite, le Buet avec son sommet neigeux, plus loin la dent du Midi, dominant de ses cinq crocs la vallée du Rhône. Derrière nous, les neiges éternelles, le dôme du Goûter, les monts Maudits et enfin le mont Blanc.
Peu à peu l'ombre envahit la vallée de Chamonix et atteint tour à tour chacun des sommets qui la dominent à l'ouest. La chaîne du mont Blanc reste seule lumineuse et semble entourée d'un nimbe d'or.