«Eh bien! me dit-il en bâillant, je vous accompagnerai jusqu'aux Grands-Mulets, et, là, j'attendrai votre retour.
--Bravo! lui répondis-je, j'ai justement un guide de trop, je l'attacherai à votre personne.»
Nous achetâmes les objets indispensables aux courses sur les glaciers. Bâtons ferrés, jambières en gros drap, lunettes vertes s'appliquant hermétiquement sur les yeux, gants fourrés, voiles verts et passe-montagnes, rien ne fut oublié. Nous avions chacun d'excellents souliers à triple semelle, que nos guides firent ferrer à glace. Ce dernier détail est d'une importance considérable, car il est des moments dans une pareille expédition où toute glissade serait mortelle, non-seulement pour soi, mais pour toute la caravane.
Nos préparatifs et ceux de nos guides prirent environ deux heures. Vers huit heures, on nous amena nos mulets, et nous partons enfin pour le chalet de la Pierre-Pointue, situé à 2,000 mètres d'altitude, soit 1,000 mètres au-dessus de la vallée de Chamonix, et 2,800 mètres plus bas que le sommet du mont Blanc.
En arrivant à la Pierre-Pointue, vers dix heures, nous y trouvons un voyageur espagnol, M. N..., accompagné de deux guides et d'un porteur. Son guide principal, nommé Paccard, parent du docteur Paccard, qui fit, avec Jacques Balmat, la première ascension du mont Blanc, était déjà monté dix-huit fois au sommet. M. N... se disposait, lui aussi, à en faire l'ascension. Il avait beaucoup voyagé en Amérique et traversé les Cordillères des Andes du côté de Quito, en passant au milieu des neiges par les cols les plus élevés; il pensait donc pouvoir, sans trop de difficultés, mener à bien sa nouvelle entreprise; mais en cela il se trompait. Il avait compté sans la verticalité des pentes qu'il avait à franchir, et sans la raréfaction de l'air.
Je me hâte d'ajouter, à son honneur, que s'il réussit à atteindre la cime du mont Blanc, ce fut grâce à une énergie morale bien rare, car les forces physiques l'avaient abandonné depuis longtemps.
Nous déjeunâmes à la Pierre-Pointue aussi copieusement que possible. C'est une mesure de prudence, car généralement l'appétit disparaît dès qu'on entre dans les régions glacées.
M. N... partit avec ses guides vers onze heures pour les Grands-Mulets. Nous ne nous mîmes en route qu'à midi. À la Pierre-Pointue cesse le chemin de mulets. Il faut alors gravir en zigzags un sentier très-raide qui suit le bord du glacier des Bossons et longe la base de l'aiguille du Midi. Après une heure d'un travail assez pénible, par une chaleur intense, nous arrivons à un point nommé la Pierre-à-l'Échelle, situé à 2,700 mètres. Là, guides et voyageurs s'attachent ensemble par une forte corde, en laissant entre eux un espace de trois à quatre mètres. Il s'agit en effet d'entrer sur le glacier des Bossons. Ce glacier, d'un abord difficile, présente de tous côtés des crevasses béantes et sans fond appréciable. Les parois verticales de ces crevasses ont une couleur glauque et incertaine, trop séduisante à l'oeil; quand, en s'approchant avec précaution, on parvient à pénétrer du regard leurs profondeurs mystérieuses, on se sent attiré vers elles avec violence, et rien ne semble plus naturel que d'y aller faire un tour.
On s'avance lentement, tantôt en contournant les crevasses, tantôt en les traversant avec une échelle, ou bien sur des ponts de neige d'une solidité problématique. C'est alors que la corde joue son rôle. On la tend pendant le passage dangereux; si le pont de neige vient à manquer, guide ou voyageur reste suspendu au-dessus de l'abîme. On le retire et il en est quitte pour quelques contusions. Parfois, si la crevasse est très-large, mais peu profonde, on descend au fond pour remonter de l'autre côté. Dans ce cas, la taille des marches dans la glace est nécessaire, et les deux guides de tête armés d'un «piolet», espèce de hache ou plutôt d'herminette, se livrent à ce travail pénible et périlleux.
Une circonstance particulière rend l'entrée des Bossons dangereuse. On prend le glacier au pied de l'aiguille du Midi et en face d'un couloir où passent souvent des avalanches de pierres.