Jules Verne

Du belvédère admirable que nous occupions, on commence à se rendre compte, quoique bien imparfaitement encore, des distances à parcourir pour arriver au sommet. La cime, qui, de Chamonix, paraît si rapprochée du dôme du Goûter, reprend sa véritable place. Les divers plateaux qui forment autant de degrés qu'il faudra franchir, et qu'on ne peut apercevoir d'en bas, se découvrent aux yeux et reculent encore, par les lois de la perspective, ce sommet si désiré. Le glacier des Bossons, dans toute sa splendeur, se hérisse d'aiguilles de glace et de séracs (blocs de glace ayant quelquefois jusqu'à dix mètres de côté), qui semblent battre, comme les flots d'une mer irritée, les parois des rochers des Grands-Mulets, dont la base disparaît au milieu d'eux.

Ce spectacle merveilleux n'était pas fait pour me refroidir, et plus que jamais je me promis d'explorer ce monde encore inconnu pour moi.

Mon compagnon de voyage se laissait également gagner par l'enthousiasme, et, à partir de ce moment, je commençai à croire que je n'irais pas seul au mont Blanc.

Nous redescendîmes à Chamonix; le temps s'améliorait de plus en plus; le baromètre continuait lentement son mouvement ascensionnel: tout se préparait pour le mieux.

Le lendemain, dès l'aube, je courus chez le guide-chef. Le ciel était sans nuages: le vent, presque insensible, s'était fixé au nord-est. La chaîne du mont Blanc, dont les sommets principaux se doraient aux rayons du soleil levant, semblait engager les nombreux touristes à lui rendre visite. On ne pouvait, sans impolitesse, refuser une aussi aimable invitation. M. Balmat, après avoir consulté son baromètre, déclara l'ascension faisable et me promit les deux guides et le porteur prescrits par le règlement. Je lui en laissai le choix. Mais un incident auquel je ne m'attendais pas vint jeter quelque trouble dans les préparatifs du départ.

En sortant du bureau du guide-chef, je rencontrai Édouard Ravanel, mon guide de la veille.

«Est-ce que monsieur va au mont Blanc? me dit-il.

--Oui, sans doute, répondis-je. Ne trouvez-vous pas le moment bien choisi?»

Il réfléchit quelques minutes, et d'un air un peu contraint:

«Monsieur, me dit-il, vous êtes mon voyageur; je vous ai accompagné hier au Brevent, je ne puis donc vous abandonner, et puisque vous allez là-haut, j'irai avec vous, si vous voulez bien accepter mes services. C'est votre droit, car pour toutes les courses dangereuses le voyageur peut choisir ses guides. Seulement, si vous acceptez mon offre, je vous demande de m'adjoindre mon frère, Ambroise Ravanel, et mon cousin, Gaspard Simon. Ce sont de jeunes et vigoureux gars; ils n'aiment pas plus que moi un semblable voyage, mais ils ne bouderont pas à l'ouvrage, et je vous réponds d'eux comme de moi-même.»

Ce garçon m'inspirait toute confiance. J'acceptai, et j'allai sans perdre de temps prévenir le guide-chef du choix que j'avais fait.

Mais, pendant ces pourparlers, M. Balmat avait commencé ses démarches près des guides en suivant leur tour de rôle. Un seul avait accepté, Édouard Simon. On attendait la réponse d'un autre, nommé Jean Carrier. Elle n'était pas douteuse, car cet homme avait déjà fait vingt-neuf fois l'ascension du mont Blanc. Je me trouvai donc fort embarrassé. Les guides que j'avais choisis étaient tous d'Argentière, commune située à six kilomètres de Chamonix. Aussi ceux de Chamonix accusaient-ils Ravanel de m'avoir influencé en faveur de sa famille, ce qui était contraire au règlement.

Pour couper court à la discussion, je pris pour troisième guide Édouard Simon, qui avait déjà fait ses préparatifs.

Il ne m'était pas utile si je montais seul, mais il devenait indispensable si mon ami m'accompagnait.

Ceci réglé, j'allai prévenir Donatien Levesque. Je le trouvai dormant du sommeil du juste qui a parcouru la veille quinze kilomètres dans la montagne. Le réveil offrit quelques difficultés; mais en lui retirant d'abord ses draps, puis ses oreillers et enfin ses matelas, j'obtins quelque résultat, et je parvins à lui faire comprendre que je me préparais au grand voyage.