Jules Verne

Donatien Levesque, touriste enragé et marcheur intrépide, qui avait fait au commencement de l'année dernière un voyage instructif et souvent pénible dans l'Amérique du Nord. Il en avait déjà visité la plus grande partie et se disposait à descendre à la Nouvelle-Orléans par le Mississipi, quand la guerre vint couper court à ses projets et le rappeler en France. Nous nous étions rencontrés à Aix-les-Bains, et nous avions décidé qu'une fois notre traitement fini, nous ferions ensemble une excursion en Savoie et en Suisse.

Donatien Levesque était au courant de mes intentions, et comme sa santé ne lui permettait pas, croyait-il, de tenter un aussi long voyage sur les glaciers, il avait été convenu qu'il attendrait à Chamonix mon retour du mont Blanc, et ferait pendant mon absence la visite traditionnelle de la mer de glace par le Montanvers.

En apprenant que j'allais au Brevent, mon ami n'hésita pas à m'accompagner. Au reste, l'ascension du Brevent est une des courses les plus intéressantes qu'on puisse faire à Chamonix. Cette montagne, haute de 2,525 mètres, n'est qu'un prolongement de la chaîne des Aiguilles-Rouges, qui court du sud-ouest au nord-est, parallèlement à celle du mont Blanc, et forme avec elle la vallée assez étroite de Chamonix. Le Brevent, par sa position centrale juste en face du glacier des Bossons, permet de suivre pendant presque tout leur trajet les caravanes qui entreprennent l'ascension du géant des Alpes. Aussi est-il très-fréquenté.

Nous partîmes vers sept heures du matin. Chemin faisant, je songeais aux paroles ambiguës du guide-chef; elles me tracassaient un peu. Aussi, m'adressant à Ravanel:

«Avez vous fait l'ascension du mont Blanc? lui demandai-je.

--Oui, monsieur, me répondit-il, une fois, et c'est assez. Je ne me soucie nullement d'y retourner.

--Diable! dis-je, et moi qui compte l'essayer!

--Vous êtes libre, monsieur, mais je ne vous accompagnerai pas. La montagne n'est pas bonne cette année. On a fait déjà plusieurs tentatives; deux seulement ont réussi. Pour la seconde, ils s'y sont repris à deux fois. Au reste, l'accident de l'an dernier a un peu refroidi les amateurs.

--Un accident! Lequel donc?

--Ah! monsieur l'ignore? Voici la chose. Une caravane, composée de dix guides et porteurs et de deux Anglais, est partie vers le mi-septembre pour le mont Blanc. On l'a vue arriver au sommet, puis, quelques minutes après, elle a disparu dans un nuage. Quand le nuage fut dissipé, on ne vit plus personne. Les deux voyageurs avec sept guides et porteurs avaient été enlevés par le vent et précipités du côté de Cormayeur, sans doute dans le glacier de la Brenva. Malgré les recherches les plus actives, on n'a pas pu retrouver leurs corps. Les trois autres ont été trouvés à 150 mètres au-dessous de la cime, vers les Petits-Mulets. Ils étaient passés à l'état de blocs de glace.

--Mais alors ces voyageurs ont dû commettre quelque imprudence? dis-je à Ravanel. Quelle folie de partir aussi tard pour une semblable expédition! C'était au mois d'août qu'il fallait la faire!»

J'avais beau me débattre, cette lugubre histoire me trottait dans l'esprit. Heureusement que bientôt le temps se dégagea et que les rayons d'un beau soleil vinrent dissiper les nuages qui voilaient encore le mont Blanc, et, en même temps, ceux qui obscurcissaient mon esprit.

Notre ascension s'accomplit à souhait. En quittant les chalets de Planpraz, situés à 2,062 mètres, on monte par des éboulis de pierres et par des flaques de neige jusqu'au pied d'un rocher nommé la Cheminée, qu'on escalade en s'aidant des pieds et des mains. Vingt minutes après, on est au sommet du Brevent, d'où la vue est admirable. La chaîne du mont Blanc apparaît alors dans toute sa majesté. Le gigantesque mont, solidement établi sur ses puissantes assises, semble défier les tempêtes qui glissent sur son bouclier de glace sans jamais l'entamer, tandis que cette foule d'aiguilles, de pics, de montagnes, qui lui font cortège et se haussent à l'envi autour de lui, sans pouvoir l'égaler, portent les traces évidentes d'une lente décomposition.